Que Nadine Sierra est « made for opera », comme l’affirme la pochette de cet album, ça ne fait aucun doute. C’est un disque splendide. Le seul bémol qu’on pourrait glisser, c’est qu’il fréquente des sentiers battus et rebattus, mais il le fait de telle manière que toute réticence est vite oubliée.
Le programme est tout proche de celui du récital triomphal que Nadine Sierra donnait récemment à la Salle Gaveau. Et l’on peut considérer que c’est son premier disque « de répertoire » après There’s a Place for Us (DGG), d’esprit plus crossover, où elle chantait (d’ailleurs merveilleusement) Gershwin et Villa-Lobos, mais aussi Christopher Theofanidis, Osvaldo Golijov, Stephen Foster et Ricky Gordon.
Elle a donc choisi d’incarner ici trois héroïnes tragiques, trois victimes d’un destin qu’elles n’ont pu choisir, trois femmes détruites par les conventions sociales, ce qui résonne avec l’histoire familiale de Nadine Sierra.
De façon touchante, elle aime à rendre hommage à sa grand-mère qui avait le talent pour devenir chanteuse d’opéra, mais en fut empêchée par sa famille, et dont elle a le sentiment d’accomplir la vocation, en somme par procuration. Elle rend aussi hommage aux trois artistes qui l’ont inspirée : Teresa Stratas et Renata Scotto, vues et revues sur une vidéo de La Bohème (la production de Zeffirelli) que sa mère avait empruntée à la bibliothèque publique de Fort Lauderdale et puis, troisième figure marquante, Marilyn Horne qui joua pour elle le rôle de mentor.
En Juliette avec Pene Pati à l’Opéra de Bordeaux © Eric Bouloumie
Elle a aujourd’hui trente-trois ans et elle court d’une scène prestigieuse à une autre. Ses rôles ? Par ordre d’apparition : Musetta, Norina, Gilda, Comtessa, Zerlina, Pamina, Euridice, Lucia, Ilia, Nanetta, Manon, et, pour les plus récents, Juliette (à San Francisco), Susanna (au Met), Sophie (à Berlin), Violetta (à Florence). Comme on le voit, une sage progression des lyriques légers vers les lyriques tout court, Verdi et Donizetti très présents, avec Mozart comme repère jamais perdu de vue.
La jeune Juliette
La valse de Juliette « Je veux vivre dans un rêve » écrite dans un registre central permet d’entendre un timbre immédiatement reconnaissable, sensuel et chaud, vrai soprano lirico, peut-être pas spinto comme on le lit parfois, mais en revanche capable de colorature étourdissantes. Mis à part une vocalise à la presque fin de l’air montant jusqu’au ré, et qu’elle envoie sans coup férir, et un passaggio final lui aussi d’une juvénile évidence, c’est surtout la sensualité d’une voix très sexy qu’on entend là.
Et l’air du poison « Amour, ranime mon courage » avec ses phrases voluptueuses (« Verse toi-même ce breuvaaaage… ») met lui aussi en valeur ce que cette voix peut avoir de troublant… Mais le plus remarquable ici, c’est que Nadine Sierra n’ajoute aucun pathos, aucun expressionnisme à cette scène, que son chant y reste parfaitement belcantiste et tenu, à l’opposé de certaines divas actuelles. Ajoutons que son français est irréprochable, ses phrasés impeccablement liés, ses rinforzamenti aussi expressifs qu’aisés et qu’elle lutte avec vaillance contre les fortissimos d’un orchestre très sonore ici, un rien trop.
Nuances et vérité
Violetta, elle ne l’a jusqu’ici incarnée qu’une fois, on l’a vu : en octobre 2021 à Florence sous la baguette de Zubin Mehta, mais nul doute que ce sera l’un de ses rôles de prédilection à l’avenir. Il y faut plusieurs voix. Elle les a.
Le récitatif « E strano ! » est d’un dépouillement, d’une nudité désolée qui touchent au cœur, et le timbre s’ombre de couleurs blafardes, ce timbre qui n’est pas sans ressembler à celui de Mirella Freni, puis l’aria, « Ah ! Fors’è lui », pris sur un tempo très lent par Riccardo Frizza, est un modèle de legato et d’intériorité. Mélancolie déchirée, selon le mot d’André Tubeuf. Notons que Nadine Sierra chante les deux strophes avant de monter dans la vocalise jusqu’au do, seule petite liberté qu’elle s’octroie.
En Violetta à Florence © D.R.
La cabalette « Sempre libera », virtuose, brillante, aérienne, rayonne bien sûr du chic, de la facilité apparente et des ré bémol qu’on y attend. On ne peut qu’applaudir à ces performances, mais avouons que nous sommes beaucoup plus ému par le parlando de la lecture de la lettre au troisième acte.
Dans ce « Teneste la promessa » s’entend une émotion qui prépare au bouleversant « Addio del passato », où là encore Miss Sierra démontre son intelligence du personnage. D’une part, et à nouveau, elle chante les deux strophes, ce qui lui permet de trouver de nouvelles nuances dans la reprise, et d’autre part, à l’opposé de nombre de ses consœurs, et les plus illustres, qui meurent en pleine santé, elle chante morrendo, pour finir sur un la donné avec « un fil di voce », comme le demande Verdi. Valse triste où la ligne vocale, constamment tenue, se berce de douleur et de nostalgie. Discrétion, sincérité, vérité.
Incarner Lucia
D’ici à fin 2022, Nadine Sierra aura été trois fois Lucia di Lammermoor, d’abord en janvier au San Carlo de Naples (un triomphe avec Pene Pati en Edgardo), puis en mars au Bayerische Staatsoper (sous la direction d’Evelino Pidó), enfin au Metropolitan dans la nouvelle production dirigée par Riccardo Frizza, grand spécialiste de l’opéra italien, récemment nommé directeur musical du Festival Donizetti de Bergame, et qui est ici son partenaire attentif à la tête de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI.
En Lucia à San Francisco avec Piotr Beczala © D.R.
Précédé d’un récitatif « Ancor non giunse », où l’on admire l’authenticité de l’émotion (et la fidélité aux moindres indications de la partition), l’aria « Regnava nel silenzio », sur les arpèges veloutés de la clarinette, est un modèle de legato, de simplicité, de goût, de ligne infléchie par l’émotion, d’expressivité des ornements (la descente chromatique après « margine ») et de plénitude, et que dire des trois trilles impalpables sur « sì, pria si, limpida », suivis de trois triolets, de trois nouveaux trilles et d’une resplendissante vocalise culminant sur un contre-ut… La cabalette « Quando rapito in estasi », non moins élégante, sera suivie d’une reprise très ornée, avec des kyrielles de trilles tous plus ébouriffants l’un que les autres pour culminer sur un contre-ré final éclatant. Fidélité à Donizetti d’abord, puis insolent brio inventif des ornements.
On retrouve les mêmes qualités dans la scène de la folie : la nudité de l’expression, la sincérité la plus dépouillée dans l’andante « Il dulce suono », avec pour seule parure la couleur du timbre se parant ici de spleen, le dramatisme soudain de l’allegretto (et la manière dont elle anime le dialogue de Lucia avec elle-même et les premiers échanges avec la flûte), le demi-sourire sur « l’inno suona di nozze », la glaçante vocalise sur « Ah ! me felice », la manière dont elle dit « al fin son tua » (et les mots prennent ici le pas sur les notes).
Les ornements, quelque virtuoses soient-ils, deviennent ici expression. Ainsi la cadence en duo avec la flûte, aérienne, intrépide, lumineuse comme le verre, et se promenant sur les sommets de la tessiture, irréelle certes et stupenda, devient-elle évocation poétique. Enfin la cabalette « Spargi d’amaro pianto », festival de gorgheggi, de sbalzi et de passaggi, bref tout le répertoire des ornements possibles, laissera l’impression que rien n’est impossible à cette voix.
© DG