Ce récital nous entraîne dans un voyage d’un siècle, depuis L’Erminia sul Giordano de Michelangelo Rossi (Rome, 1633) jusqu’à l’Orlando de Haendel (Londres, 1733), à la découverte du répertoire baroque italien pour voix de basse. Comme le souligne le livret d’accompagnement, les basses, à l’époque bien éloignées du star system des castrats et autre dive, restaient confinées à des rôles précis : pères, rois, dieux, et autres figures d’autorité. Pourtant, certains chanteurs de cette période surent rivaliser avec les plus grandes gloires de l’opéra, on pense notamment à Antonio Montagnana, Giuseppe Maria Boschi ou encore Antonio Manna.
Le CD, en plus de rassembler plusieurs incontournables des récitals baroques pour basse, est riche en raretés, dont plusieurs pièces inédites. Parmi celles-ci, deux véritables pépites : un extrait de La Prosperità di Elio Seiano (1667) du Vénitien Antonio Sartorio, où l’empereur Tibère renonce au pouvoir, et une aria enflammée du Giulio Cesare (1705) de Giovanni Bononcini, composée durant le séjour du compositeur à la cour de Vienne. Suivant un ordre quasi chronologique, l’agencement du disque est remarquable, avec des transitions habiles entre moments dramatiques, comme les morts de Sénèque et d’Hercule chez Monteverdi et Cavalli. Des passages instrumentaux bien intégrés apportent de véritables pauses auditives ou redynamisent l’écoute, notamment cette éclatante ritournelle à deux trompettes de Marc’Antonio Ziani.
Le principal atout de cet enregistrement, et la raison pour laquelle il surpasse les (trop ?) nombreux récitals baroques pour basse, est que Nahuel Di Pierro ne se contente pas de chanter (très bien), mais incarne de véritables personnages, vibrants de chair et d’émotion. Il est, par exemple, bouleversant en Sénèque, imposant en empereur Claude – deux rôles qu’il a déjà interprétés sur scène. Son autorité éclate dans l’impressionnant « All’armi, all’armi » de L’Alba Soggiogata da’ Romani de Marc’Antonio Ziani. Dans la scène de folie d’Orlando de Vivaldi – ici dans sa version pour basse de 1714, et non celle, plus connue pour contralto de 1727 comme indiqué dans le livret –, Nahuel Di Pierro est tout simplement captivant. Le chanteur y atteint un parfait équilibre entre expressivité libre et maîtrise vocale rigoureuse, clôturant l’extrait par une apothéose en quasi parlando. Cet engagement total de Nahuel Di Pierro se traduit également dans des récitatifs particulièrement habités. Du très grand art.
Dans ce parcours musical hérissé de défis techniques, Nahuel Di Pierro surmonte vocalises et grands écarts de tessiture avec une facilité déconcertante. Son aisance naturelle dans le grave est particulièrement marquante, notamment dans l’ambitus vertigineux (du ré1 au la3) de Polifemo de Haendel, ou encore dans l’arpège initial du « Cade il mondo » extrait d’Agrippina. L’agilité du chanteur est tout aussi impressionnante : les vocalises spectaculaires de « Sibillar gli angui d’Aletto » (Rinaldo de Haendel) sont abordées avec une précision et un aplomb remarquables. Dans les arias les plus lentes, un beau sens du legato et un timbre magnifique ajoutent velouté et chaleur à l’ensemble.
L’Ensemble Diderot et son premier violon, Johannes Pramsohler, jouent ici un rôle essentiel dans le succès éclatant de cet enregistrement. Le velours des cordes dans L’Ercole amante de Cavalli, le dialogue raffiné des violons dans l’aria de Bononcini, ou encore les arpèges délicats et inventifs de Philippe Grisvard au clavecin ajoutent chacun une couleur unique, contribuant ainsi à la réussite de ce disque.