Un premier enregistrement, c’est à la fois un baptême du feu, une carte de visite, l’ancrage définitif d’un chant qui avait navigué jusqu’alors librement, et plus encore. En gravant un échantillon de son art, l’artiste perd le droit à l’erreur. Les écarts que l’on admet sur le vif, que l’on apprécie même parfois, ne sont plus tolérés. Le chanteur se doit d’exposer son meilleur visage, à ceux qui l’aiment et qui attendent de ne pas être déçu dans l’intérêt qu’ils lui témoignent déjà, à ceux aussi qui ne le connaissent pas encore et qui le jugeront sur ce premier essai. Sans oublier la postérité qui, si la gloire le veut, scrutera plus tard à l’envi cette entrée en matière. Que de pièges donc, et que d’espoirs.
Dans une telle entreprise, le choix du programme est révélateur. Le baroque, ces dernières années, a représenté pour beaucoup la voie de la raison mais certains, inconscients, orgueilleux ou courageux, partent encore à l’assaut du grand répertoire, là où les plus fameux de leurs aînés ont laissé des témoignages auprès desquels les premiers pas de leurs cadets ne laisseront sans doute qu’une pâle empreinte. D’autres, tout aussi audacieux, s’aventurent sur des terres inconnues, ou presque, au risque de circonscrire leur auditoire, pire même le perdre en route.
C’est ce chemin qu’a choisi d’emprunter Karen Vourc’h, révélation lyrique des Victoires de la Musique 2009, et il serait dommage que « Till Solveig », son premier récital au disque, demeure confidentiel. D’une part, parce que les compositeurs qu’il affiche, bien que peu communs, se montrent dignes d’intérêt : Edvard Grieg qui avec près de cent cinquante mélodies écrites pour voix et piano s’affirme comme un maître du genre ; Jean Sibelius dont l’ardeur lyrique contourna l’opéra pour ne s’exprimer qu’au travers du lied ; le méconnu Ture Rangström et, plus familier, Claude Debussy. D’autre part, parce que les titres que cet enregistrement propose ne sont pas des cycles sagement juxtaposés, mises à part les trois chansons de Bilitis, mais un assemblage intime, une construction intérieure que Karen Vourc’h a voulue comme une évocation des liens entre l’amour et la nature au cœur des pays qui forment son identité : la Norvège et la France.
C’est dire tout ce que ce récital contient de personnel, combien il est habité et l’implication du chant qui en émane. Rien d’égotique pour autant dans cette succession de mélodies venues du froid mais des climats qui forment un récit unique tout en conservant leur caractère propre. Mélancolique dans le cas de Grieg, plus passionné quand Sibelius parle à son tour. Entre les deux, le lien secret tissé par « Pan » de Ture Rangström, lied immobile qui s’anime peu à peu comme l’eau gelée se libère de la glace au soleil.
Dire que le timbre argentée de Karen Vourc’h se complait dans ces paysages polaires relève de l’évidence génétique, tout comme évoquer le scintillement lunaire et l’acier de la voix. Souligner plutôt la pureté du son (les vocalises dans « En slända »), l’effort d’intention derrière chaque phrase, le soin porté au mot et à l’attaque, qualités qui traduisent déjà une maturité certaine chez une jeune cantatrice au détriment peut-être de l’élan fougueux, d’une spontanéité que l’on attendra ici en vain. De la pudeur davantage que de la froideur ainsi que le souligne le « tube » du programme, une chanson de Solveig sans mièvrerie, délicatement sentimentale. Remarquer aussi l’accompagnement de Susan Manoff, tout aussi approprié, qui joue souvent à jeu égal avec la voix sans compromettre l’équilibre sonore des pièces présentées, l’éloquence par exemple du piano dans « Flickan kom ifran sin älsklings möte » ou « Med en vandlilje ». Le parfum mélodique de ce dernier lied obsède d’ailleurs longtemps l’esprit après avoir embaumé l’oreille. Des chansons de Bilitis idiomatiques et raffinées et, en conclusion, un « Beau soir » nimbé de mystère, laissent bien augurer de la Mélisande à venir du 17 au 29 juin à Paris.
Christophe Rizoud