Alberto Miguélez Rouco a fondé Los Elementos dans un but spécifique : redonner vie au répertoire baroque espagnol, en premier lieu les œuvres de José Melchor Baltasar Gaspar de Nebra Blasco (Calatayud, 6 janvier 1702 – Madrid, 11 juillet 1768). En 1996, L’Ensemble baroque de Limoges enregistrait Viento es la dicha de amor. D’autres disques ont ensuite mis à l’honneur les compositeurs espagnols et leurs opéras en castillan, défendus notamment par Rousset (récital remarqué avec Bayo), Eduardo López Banzo, Emilio Moreno ou récemment l’ensemble Nereydas. Rouco lui-même a déjà enregistré deux zarzuelas de Nebra datées de 1744, Vendado es Amor, no es ciego et Donde hay violencia no hay culpa. Le présent disque porte à cinq les opéras et zarzuelas de Nebra disponibles, puisqu’on peut aussi écouter Amor aumenta el valor et Iphigenia en Tracia.
C’est à partir des années 1720 et surtout les années 1740 que Nebra fait jouer ses opéras, avant d’œuvrer comme vice-maître de chapelle de la couronne jusqu’à la fin de sa vie, laissant un important corpus sacré. Tout cela fait de lui l’un des plus grands compositeurs espagnols du siècle, dont la musique constamment agréable s’écoute avec plaisir.
On n’est certes pas dépaysé tant son style adhère aux codes italiens quasi hégémoniques alors, mâtiné d’éléments plus typiquement espagnols. Venus y Adonis ne déroge pas à cette règle. Tiré du triptyque Las tres comedias en una, créé à Madrid en 1729, cet « ópera chiquita » s’apparente à une serenata ou pastorale, où la présence d’un couple comique renvoie au drame espagnol du siècle précédent, ou à un usage en train de s’éteindre au même moment à Naples, par exemple.
Vénus y apprend qu’un mortel rivalise en beauté avec elle : inadmissible ! Un Mars enamouré promet de venger l’affront. Le dieu guerrier sous-traite la mission à Cybèle, qui invoque un terrible sanglier. Mais entre-temps, Vénus rencontre Adonis et tombe amoureuse. Le valeureux jouvenceau va à l’encontre du monstre, et expire alors dans les bras de son aimée. Vénus fait renaître Adonis sous forme d’anémone. Si le trio amoureux chante l’essentiel des airs et duos, l’ensemble est pimenté par les interventions relativement fréquentes d’un petit chœur, les facéties d’un couple ancillaire (Clarín et Celfa) et l’apparition ponctuelle de Cybèle. Tous les affects y passent, comme il est d’usage, entre accents belliqueux, air de tempête, tendres épanchements, sommeil, jalousie, adieux, etc.
Au service d’une dramaturgie assez générique, les mélodies de Nebra sont toujours séduisantes à défaut de s’inscrire dans la mémoire, avec une constante vivacité rythmique. Une musique diablement efficace, sans temps mort, pimpante et sensible, familière dans ses similitudes avec l’idiome italien. Des accents vivaldiens passent çà et là, avec une influence napolitaine qui ne fera que s’affirmer dans les opéras des années 1740.
Le continuo est habilement varié et les cuivres et bois viennent opportunément colorer les divers numéros – jusqu’aux castagnettes le temps d’un air. Pourtant, l’œuvre n’a survécu que sous forme de copies truffées d’erreurs des lignes vocales et des parties séparées du premier violon et de la basse continue. Le maestro Rouco s’est donc attelé à compléter toute l’écriture des cordes intermédiaires et des autres instruments, selon ce qu’appelle le livret (cors pour l’air « Trompas venatorias »), la typologie des airs et les usages de Nebra dans d’autres opéras parvenus de manière plus complète. Pour l’ouverture, une rutilante sinfonia pour clavecin en cinq mouvements a été réorchestrée. Ce Venus y Adonis s’apparente donc fortement à un pastiche de Nebra signé Rouco. La pratique se justifie pleinement dans l’opéra du seicento, et l’on ne peut nier la réussite du Motezuma de Vivaldi complété par Alessandro Ciccolini ou des interventions néo-baroques d’un Alarcón. Sans parler de l’adagio d’Albinoni, qui éclipse les véritables œuvres du musicien ! Même l’opéra français de la fin du XIXe est aujourd’hui proposé avec des réorchestrations. Nous avouons préférer découvrir une œuvre conçue de bout en bout par son créateur.
Alberto Miguélez Rouco mérite néanmoins tous les éloges pour sa volonté de promouvoir Nebra et le soin avec lequel il le sert. Ses choix et sa direction sont parfaitement dosés, entre italianisme bien compris et espagnolades (vif « Cualquiera mozuela »). Los Elementos sont gorgés de couleurs et d’une précision acérée. Sans être syllabique, la vocalité est assez peu exigeante, et c’est surtout l’orchestre qui porte l’air de tempête « Bate a la navicella », là où l’opéra italien aurait sans doute poussé la virtuosité plus loin. Les chanteuses ici réunies sont largement à la hauteur de la tâche, si l’on ne chipote pas sur les trilles, et offrent quelques divisions pour varier les reprises. Tous les personnages sont interprétés par des voix de soprano assez centrales, à vrai dire parfaitement interchangeables à l’exception de la contralto incarnant Cybèle. On ne saurait dire qui, de Vénus, Adonis ou Mars s’exprime, ce qui suscite une certaine monotonie. En dépit de cette réserve, Paola Valentina Molinari (Vénus), Natalie Pérez (Adonis) et Jone Martínez (Mars) remplissent leur rôles avec ce qu’il faut de couleurs et de présence. Ana Vieira Leite et Judit Subirana se distinguent sensiblement du trio principal par des accents plus piquants : chacun de leur air est une amusante respiration, et leur duo caquetant est délicieux. Margherita Maria Sala enfin n’a pas grand-chose pour se mettre en valeur, mais vient apporter de la variété par sa couleur plus sombre.