Singulier destin que celui d’Agustino Steffani : il aura suffi que Cecilia Bartoli s’en empare pour que ce compositeur revienne sur le devant des scènes, et surtout dans les bacs des disquaires. Même si les interprètes n’ont pas attendu cela pour s’intéresser à lui, Steffani a désormais le vent en poupe ; reste seulement à voir si sa musique aura la force nécessaire pour que le phénomène ne s’essouffle pas trop vite. En attendant, chose incroyable il y a quelques années, voilà que paraît en moins de six mois la deuxième intégrale de son opéra Niobe. Enfin, la deuxième en terme de parution, mais la première chronologiquement, puisqu’il s’agit d’un écho des représentations données en 2010 à Londres. Et comme nous le pressentions à l’écoute de la version parue en janvier chez Erato, l’œuvre méritait bien mieux que ce qu’en tiraient les interprètes réunis par le Boston Early Music Festival.
Sans doute l’expérience du théâtre aura-t-elle été profitable, toujours est-il que cette Niobe vit enfin ! Là où, dans l’enregistrement publié le premier, le robinet d’eau tiède se remettait à couler à flot dès que les deux héros disparaissaient, Opus Arte nous donne au contraire à entendre une œuvre animée d’un véritable souffle dramatique, riche en tensions et en contrastes, et où l’intérêt ne faiblit pas pour autant lorsqu’Amphion et Niobé sont ailleurs. Thomas Hengelbrock se révèle ici véritable chef d’opéra, capable de tenir un discours construit et d’insuffler à la partition une vie qu’on aurait eu peine à imaginer à l’écoute de l’orchestre dirigé par Paul O’Dette et Stephen Stubbs. Le Balthasar-Neumann-Ensemble déploie toute une palette de couleurs d’une richesse éblouissante et multiplie les atmosphères les plus variées. Les sonorités des instruments offrent donc un premier régal pour l’oreille, et l’on en regretterait presque que cette version-ci soit nettement moins longue que l’hyper-intégrale Erato, qui incluait entre autres des musiques de ballet additionnelles.
Tout change également avec l’équipe de chanteurs rassemblée à Londres. Bien sûr, Jacek Lazczkowski est on ne peut plus différent du très angélique Philippe Jaroussky ; bien sûr, le sopraniste polonais accumule les aigus miaulés et les notes graves terriblement sourdes. Mais le personnage existe, plus tourmenté sans doute, et il parvient à nous toucher, d’autant que certains airs conviennent à merveille au chanteur qui y atteint une émotion intense et s’avère à plusieurs reprises extrêmement impressionnant. Dans le rôle-titre, Véronique Gens fait valoir, on s’en doute, de tout autres arguments que Karina Gauvin, pour une prestation également convaincante, par la noblesse et la fermeté de son ton et par le dramatisme affirmé de son incarnation. Combien de temps faudra-t-il encore attendre pour que la France accueille dignement une chanteuse régulièrement acclamée à Munich ou à Vienne ?
Autour d’eux, Amanda Forsythe était déjà présente, comme elle le serait encore en 2013 pour Erato, mais sa Manto est ici infiniment plus espiègle. Et, en lieu et place des seconds couteaux du Boston Early Music Festival, on savoure aussi la présence d’authentiques personnalités. Plutôt moins cocasse que la nourrice de l’autre version, qui ne l’était déjà guère, Delphine Galou y impose du moins la belle consistance de son timbre androgyne. On peut reprocher beaucoup de choses à Alastair Miles, mais son Poliferno a toute la noirceur nécessaire et l’acteur compose un redoutable méchant. Toujours du côté des voix graves, Bruno Taddia est un Tirésias à l’italianité bienvenue, tandis que le Tiberino de Lothar Odinius n’a rien d’un amant compassé. Plus-value incontestable, enfin, avec les deux contre-ténors britanniques Iestyn Davies et Tim Mead : Creonte et Clearte sont ici des protagonistes à part entière, sans pâleur ni mollesse, avec des timbres solides.
Et maintenant, soyons fous : quand Opus Arte livrera-t-il un DVD de la production montée par Lukas Hemleb ? Les bruits de scène et les rires du public donnent furieusement envie de voir un spectacle qui avait ravi notre collègue à Londres.