Dans un monde où tout bouge façon mercato sportif, célébrer le 40e anniversaire de la présence continue de James Levine « on the pit » du Metropolitan Opera de New-York, c’est un peu comme saluer la carrière de Paolo Maldini au Milan AC, si l’on ose la comparaison. Des comme ça, on n’en fait plus ! Il faut en effet réaliser que le premier contrat signé par Levine, le 12 novembre 1970 1, portait la signature de Rudolf Bing, né en 1902… et qu’aujourd’hui, c’est Peter Gelb, né un demi-siècle plus tard, qui préside aux destinées de la grande maison du Lincoln center. Les chiffres donnent le vertige depuis ses débuts à 27 ans : Levine a donné près de 2500 représentations dans 85 ouvrages différents, dont 82 Otello, 67 Nozze et autant de Walkyrie, 62 Tannhäuser, 61 Don Giovanni et 60 Don Carlo… sans oublier des concerts symphoniques, et encore des récitals accompagnés au piano.
Les célébrations, les Américains adorent. Pour le 25e anniversaire, en 1996, une pléiade de stars étaient venues marquer leur admiration pour le chef maison2; pour le 40e, à côté de plusieurs publications discographiques, les éditions Amadeus proposent un ouvrage qui récapitule, en quatre chapitres, les étapes marquantes de ces décennies. Le parti pris est sympathique : pour compléter la riche iconographie, la parole est donnée à ceux qui ont fait l’histoire du Met aux côtés de James Levine et au maestro lui-même. Ileana Cotrubas, Marilyn Horne, Leontyne Price, Sherrill Milnes, Renata Scotto, Placido Domingo entre autres livrent quelques souvenirs personnels et surtout les motifs de leur amitié pour le chef.
Ici et là, on y glane quelques informations amusantes. Roberta Peters raconte que sa première rencontre avec Levine la mit en présence d’un adolescent mal dégrossi venu « backstage », la complimenter partition en main pour l’appoggiatura qu’elle avait choisie pour terminer « Caro nome ». Levine, qui intervient aussi tout au long de ce parcours, rappelle aussi sa légère hésitation à accepter, comme premiers engagements, des remplacements au pied-levé pour Falstaff, Dohnányi ayant annulé, ou Luisa Miller, après le décès de Fausto Cleva… Ces débuts ont toutefois, selon lui, donné ses caractères fondamentaux à cette relation avec « son » orchestre, « son » chœur, « sa » maison : fidélité à la limite de la dévotion, travail de longue haleine, connaissance extrêmement intime de tous les recoins du Met.
Parmi les qualités du Maestro énoncées à l’envi, ressortent quelques traits principaux qui font l’unanimité : professionnalisme dans la préparation, grande proximité avec les chanteurs dont il connaît les qualités, les limites… et aussi l’état d’esprit présent qui permet d’improviser, à la dernière minute, live. James Levine semble adoré de ses artistes. En témoigne Neil Schicoff, qui débute au Met en 1976 dans Rinuccio du Trittico et qui avoue qu’il aurait pu (dû ?) être catalogué parmi les chanteurs hystériques et difficiles… Grâce au sens psychologique de Levine, on sait ce qu’il en advint. Autre exemple : selon Peter Gelb, lui seul pouvait arriver à faire chanter ensemble Kathleen Battle, unanimement reconnue comme insupportable, et Jessye Norman dans un concert de Spirituals, en 1980.
Bien entendu, ces citations n’éclairent pas certains épisodes plus anguleux de l’histoire de Levine au Met : son rôle déterminant dans les luttes de pouvoir et de succession – il est le seul à avoir franchi toutes ces années sans encombre, ce qui marque à n’en pas douter un pouvoir considérable – ; les bisbilles avec quelques artistes comme Sherrill Milnes (très « sport », dans cet ouvrage, il marque plus de rancœur dans ses mémoires ) ou Samuel Ramey, que le Met a mis bien longtemps à engager et qui n’est présent qu’en photo dans l’ouvrage…
L’essentiel n’est certainement pas là : James Levine a tout simplement réussi en quarante ans à transformer l’orchestre du Met en un des tout meilleurs orchestres du monde. Les tournées, les retransmissions radio, l’abondante production discographique, aujourd’hui les diffusions en live dans les cinémas du monde entier, permettent à tous de s’en rendre compte. Et ce tournant de la mondialisation accélérée, de ce point de vue, Levine a su le prendre : n’avoue-t-il pas ressentir une excitation toute particulière lorsque le public est ainsi démultiplié ?
Cet ouvrage sympathique constitue aussi une base de données très intéressantes, avec cette chronologie richement illustrée, mais aussi la liste des œuvres, des premières, des diffusions live en HD, et des concerts symphoniques, le tout complété par un index. Happy birthday, Maestro et vivement les noces d’or !
Jean-Philippe THIELLAY
1 Le contrat portait sur 7 Tosca, à l’hiver 1971 pour 700 $ par représentation, avec Grace Bumbry, Franco Corelli et Peter Glossop)
2 Un CD Deutsche Grammophon garde la trace des airs et ensembles enfilés par Roberto Alagna, Placido Domingo, Renée Fleming