L’idéal, ce serait d’écouter cet enregistrement dans l’obscurité, de s’y plonger, d’un bout à l’autre, éventuellement en contemplant les flammes de quelques bougies, de se laisser porter par lui. De reconstituer quelque peu chez soi l’atmosphère des concerts de Simon-Pierre Bestion, ou pour mieux dire des cérémonials qu’il élabore : des lieux choisis, des processions, des éclairages savants, avec pour seul dessein une écoute profonde, hors du temps, fervente, de la musique.
Dit comme ça, on a l’impression de performances post-flower power… Fausse impression, à notre sens. Il ne s’agit que de musique et le côté spectaculaire de ces mises en condition est en somme secondaire, quelqu’efficace soit-il.
Nous évoquions récemment ici ce concert-concept intitulé Jérusalem, manière de happening spirituel vertigineux où s’entremêlaient dans une pénombre mystique des chants byzantins, un psaume de Schütz, un autre de Salomone Rossi, des extraits des Lamentations de Jérémie de Robert White, une prière en slavon d’Arvo Pärt, un extrait de la Liturgie de St Jean Chrysostome de Rachmaninov, une chanson yéménite en hébreu, célébration universaliste, où voisinaient en parfaite entente les modalités juives, arabes et chrétiennes.
Dans ce nouveau disque, ce sont les Vêpres op. 37 de Rachmaninov que Simon-Pierre Bestion entrecroise d’hymnes byzantines, des hymnes dont l’origine se confond avec la naissance des rites chrétiens dans l’empire d’Orient à partir des troisième et quatrième siècles, monodies sans harmonie, qui « scandent le temps, tout en l’étirant jusqu’à une impression d’envoûtement ou d’infini. Après avoir d’abord captivé le fidèle, elles l’accompagnent dans sa prière pouvant conduire à une certaine transe » (S.-P. Bestion).
Retour aux sources
Quant aux Vêpres, Rachmaninov les composa en moins de deux semaines, en 1915. Elles furent créées en mars 1915 à Moscou, et furent bannies par le régime soviétique dès 1917. Elles marquaient le désir d’un retour aux sources et Rachmaninov avait été encouragé dans cette voie par Smolenski et Kastalski qui, attachés à l’Institut synodal de Moscou, avaient entrepris un travail de collecte des anciens chants traditionnels. Glinka et Tchaïkovsky avaient déjà commencé cette « russification » d’un répertoire religieux qui au dix-huitième siècle s’était italianisé sous l’influence des Bortnianski, Vedel, Berezovski.
Smolenski et Kasalski avaient remis en honneur un patrimoine de chants de Grèce ou de monodies d’origine byzantine qu’on appelle « znamenny », c’est-à-dire neumatiques, et préconisé un retour à une écriture modale, archaïsante. Rachmaninov avait suivi dès les années 1890 les cours de Smolenski, qui lui avait suggéré en 1897 (Rachmaninov avait 24 ans) d’écrire sa propre Liturgie de St Jean Chrysostome, ce qu’il fit en 1910. Sans en être satisfait. Il se reprochait certaines suavités et d’avoir cédé au penchant de charmer l’oreille. Les Vêpres ne seraient qu’austérité et dépouillement.
Rachmaninov emprunta au corpus de vieilles mélodies issues du répertoire noté en neumes, ainsi qu’aux liturgies grecque et kiévienne, mais il avouait que six des airs de sa main étaient « des faux commis en toute conscience » !
Du soir au matin
Le titre Vêpres est d’ailleurs inapproprié, celui de Vigile nocturne serait plus juste ; c’est d’une « Grande louange du soir et du matin » qu’il s’agit dont la fonction est d’accompagner les prières des fidèles de la tombée du jour jusqu’au lever du soleil. La vigile est célébrée dans l’Église orthodoxe la veille des jours de fête. Dans les monastères, elle commence le samedi à six heures du soir et finit le lendemain matin à neuf heures.
Ce sont les trente-deux voix a cappella de La Tempête qui interprètent cette vigile, dont celles parfois mises en avant du ténor Édouard Mojanel et de l’alto Mathilde Gatouillat. On admire la cohésion de cet ensemble, sa rondeur, la manière dont chacun se fond dans la sonorité d’ensemble. Les voix de sopranos sont particulièrement lumineuses, autant que celles des basses sont profondes, voire sépulcrales, dans les hymnes byzantines.
Car si c’est le même chœur qu’on entend dans les deux répertoires, les mélismes et ornements des hymnes dont Adrian Sirbu est le chantre fascinant induisent un effet quasi hypnotique, et on remarque combien les membres de La Tempête, qui n’appartiennent pas à cet univers musical, s’en inspirent pour sonner aussi orthodoxes que lui (aux oreilles d’un profane, précisons-le…)
Voluptés sonores
L’écriture de Rachmaninov, d’inspiration modale, si elle s’enracine dans une tradition vieux-russe, ne se prive ni d’harmonies voluptueuses, ni de souples ondulations rythmiques, voire d’accélérandos expressifs. Elle joue de superpositions polyphoniques ou de polyrythmies (exemple, le n° 9 : « Хвалите имя Господне – Béni sois-Tu, ô Seigneur » dans le mode neumatique, qui conduira insensiblement à l’hymne « Εὐλογητὸς εἶ, Κύριε » aux ondulations obsédantes et incantatoires. La voix d’Adrian Sirbu, à la tessiture insituable, entre ténor et baryton, s’y fait lancinante et entêtante, comme pour arrêter le temps.
Transitions insensibles
Certaines transitions sont particulièrement saisissantes (et sonnent très naturelles), ainsi celle entre le n°2 des Vêpres, « Благослови, душе моя – Prie le Seigneur, ô mon âme », et l’hymne « Μακάριος ἀνήρ – Makarios anir » où le chantre Adrian Sirbu psalmodie un lancinant Alleluia auquel répond le chœur des fidèles, un bourdon des voix de basses assurant le passage de l’un à l’autre. Puis, toujours scandé d’Alleluias, viendra le n° 3 de Rachmaninov, « Блажен муж – Béni est l’homme ».
Un passage non moins impalpable se fait entre le n°5 « Ныне отпущаеши – Nunc Dimittis » (dans le mode de Kiev) et le « Κύριε ἐλέησον – Kyrie eleison » byzantin.
Particulièrement beau, éclatant de rayonnement vocal, avec de grandes variations dynamiques entre pianissimos et forte irradiants, le n° 11 « Величит душа моя Господа », un Magnificat se déployant dans une lumière de matin glorieux, où la qualité des choristes de la Tempête (et du chef de chœur) se manifeste totalement.
Une musique « humaine au possible »
Un bref « Τὴν Τιμιωτέραν – Tin timioteran », célébrant la Mère de Dieu, où la voix du chantre se posera sur les incantations haletantes du chœur, introduira l’ultime Gloria, « Славословие великое – Slavoslovie velikoe », grande doxologie (la formule désigne chez les orthodoxes le Gloria in excelsis), vaste édifice en canon à l’ascension irrésistible, dans une somptueuse orchestration chorale, où toute la palette d’un quatuor, des violons aux contrebasses, serait reproduite par les seules voix humaines.
Dans son texte de présentation, Simon-Pierre Bestion insiste sur la sincérité de Rachmaninov et « la sensibilité et la sensualité d’une musique humaine au possible, charnelle et dont les mouvements sont profondément reliés aux éléments naturels, […] sacrée dans son sens le plus profond. »
Pour être complet, on signalera que le jeune chef a choisi de ne pas enregistrer ici les deux Tropaires (les numéros 13 et 14), ni l’Hymne à la Vierge (n°15), mais de leur substituer les huit hymnes byzantines qui font la particularité de ce disque au minutage généreux et à la belle prise de son (par Ken Yoshida, fidèle partenaire).
Profitons de cette parution récente pour évoquer un autre enregistrement, non moins envoûtant : Hypnos, programme nocturne paru chez Alpha en janvier 2022, dédié au dieu du sommeil, fils de Nyx, déesse de la nuit, frère jumeau de Thanatos, dieu de la mort, et père de Morphée, dieu du rêve : « son domaine est tout de silence et de brume, inaccessible aux rayons du soleil, traversé du Léthé, le fleuve de l’oubli ».
Un Requiem imaginaire
Il s’agit de créer ici une manière de Requiem imaginaire où un passage de la Missa pro defunctis de Pedro de Escobar côtoie un Dixit Dominus ambrosien milanais du XIIème siècle, le Requiem d’Olivier Greif ou un extrait des Lamentations de Jérémie de Mabrianus de Orto (v. 1460-1539), un des Tre canti sacri de Giacinto Scelsi (1905-1988) ou un Song for Athene de John Tavener, toutes œuvres choisies pour leu matière musicale envoûtante, leur dimension hypnotique et méditative.
Ici La Tempête est en petite formation : dix chanteuses et chanteurs accompagnés de deux seuls instruments, une clarinette basse « avec sa tessiture très longue qui lui permet de soutenir les parties de basse comme de soprano, m’évoque l’orgue, un son à la fois très présent et un peu absent » et le cornet à bouquin qui « renforce les parties de soprano pour donner une sensation de plain-chant ».
Singulière expérience sonore où des musiciens issus de la polyphonie franco-flamande sont mis en regard de compositeurs contemporains « choisis pour leur sensibilité à une certaine spiritualité d’Orient ou d’Occident ou au rituel ».
Continuum
Ni chronologie, ni datation possibles, dans ce continuum sans frontière esthétique entre Moyen-Âge, Renaissance et XXe siècle, où les voix très gutturales de Scelsi, les âpres frottements de Greif, les alliages harmoniques blafards de Marcel Pérès, tous reflets de notre époque incertaine, sont mis en regard de l’espérance sereine, même si parfois rugueuse, d’un Libera me de Juan de Anchieta, polyphoniste basque au service des Rois catholiques, ou du Kyrie lumineux de la Missa Paschalis de Ludwig Senfl, compositeur dont les polyphonies sont proches de celles de Josquin et les idées de celles de Luther (et de Senfl on passera sans transition à un Kyrie en plain-chant, extrait du Graduel vieux-romain de Santa Cecilia in Trastevere et, de là, à Scelsi !)
Byzance à nouveau
Citons aussi, puisque l’occasion s’en présente, Larmes de Résurrection (Alpha février 2018), programme où se répondent, dans un cérémonial pascal, l’Histoire de la Résurrection de Heinrich Schütz et Les Fontaines d’Israël de Johann Hermann Schein, toutes deux composées en 1623.
Choix très étonnant, mais immédiatement convaincant, celui d’un Evangéliste, Georges Abraham, issu de la tradition byzantine : « Sa culture et sa formation musicale, liées à un rite chrétien ancestral du Moyen-Orient, se rapprochent indéniablement de nos propres racines musicales européennes. Il chante naturellement avec des ornements qui n’ont rien à voir avec la musique de Schütz mais qui rappellent de façon déconcertante notre culture occidentale, héritée du chant grégorien, y compris dans le côté hypnotisant de sa récitation », explique Simon-Pierre Bestion.
On voit par là, si on revient à Nocturne, la cohérence de la recherche à la fois musicale et spirituelle du jeune musicien (il a 35 ans), qui précise par ailleurs qu’il n’est pas croyant…