Les Lieder de Schubert, Schumann, Brahms, Wolf sont autant de mélodies germaniques que le mélomane « sérieux » met un point d’honneur à connaître. En revanche, il n’en va pas de même pour leurs successeurs du début du XXe siècle – Mahler et Strauss mis à part. Qui peut en effet citer le titre d’un Lied de Reger, Zemlinsky, Korngold, Schoeck, ou même Webern ? Chacun des douze articles réunis sous le titre Öffentliche Einsamkeit (littéralement : « Solitude publique ») explore, sous un angle particulier, un cycle (ou plus) de Lieder d’un compositeur germanophone –qu’il soit allemand, autrichien ou suisse- du début du XXe siècle. Pour s’y plonger, le lecteur doit maîtriser parfaitement l’allemand car l’accès à la prose de ces quelques universitaires soigneusement sélectionnés est relativement difficile pour qui ne ferait que balbutier dans la langue de Goethe. Toutefois, la musicologie francophone n’ayant (presque) jamais l’occasion de publier de tels recueils et il n’est pas certain que, pour un tel sujet, elle soit en mesure de le faire), l’effort est nécessaire. D’une manière générale, ces articles évoquent les circonstances de composition des œuvres qu’ils analysent avant de traiter d’esthétique et du rapport du texte à la musique et/ou de leur réception.
Des quelques 150 Lieder de Richard Strauss, Michael Heinemann extrait ceux qui peuvent se lire selon le paradigme du « problème domestique ». En effet, que ce soit à l’opéra (Intermezzo), à la salle de concert (Sinfonia Domestica) ou dans certaines mélodies, Strauss a abordé plus d’une fois les thèmes de la vie conjugale et familiale « bourgeoise ». Dans cette perspective, on peut regretter que l’analyse de Heinemann ne pousse pas plus loin l’aspect psychanalytique des choses –ce qu’il commence à esquisser sans approfondir- et que les exemples musicaux manquent. De Strauss à Mahler, le pas est vite franchi. Michael Walter approfondit l’analyse de deux Lieder du compositeur de la Symphonie des Milles : Im Lenz, œuvre de jeunesse et Des Antonius zu Padua Fischpredigt tiré des Knabenwunderhorn Lieder. Quoique l’analyse du premier soit intéressante, elle n’est illustrée d’aucun exemple musical alors que la partition de ce Lied de 1880 est pour ainsi dire introuvable –elle ne fut pas publiée avant les années 1990 et ce n’est pas trop s’avancer de dire que même les inconditionnels du compositeur –dont votre serviteur- ne la possèdent pas. En revanche, l’analyse du second Lied, quoique précédée d’une abondante littérature, est des plus pertinente dans sa comparaison avec sa réutilisation (sans texte) en tant que scherzo de la Symphonie n°2.
Après l’analyse passionnante de la formation de l’expressionnisme dans les premiers Lieder de Paul Hindemith en divergence avec la manière de Schoenberg (G. Schubert), on passera relativement vite sur l’article justement consacré au compositeur de Pierrot Lunaire dans lequel Matthias Schmidt ne nous apprend rien que l’on ne puisse trouver ailleurs dans une littérature autrement passionnante. En revanche, c’est en partant de Schoenberg que Nikolaus Urbanek nous amène à une analyse extrêmement juste de l’esthétique des mélodies de Berg et de Webern. Après avoir montré comment les compositeurs ont probablement opéré le choix des textes mis en musique, il nous convainc sans peine de la différence qui existe entre Berg le dramaturge et Webern le lyrique.
En fonction de la « définition » donnée par le musicologue allemand Hermann Danuser du chant avec orchestre de la Fin de siècle (1), la comparaison, par Carmen Ottner, des Lieder que Zemlinsky et le moins connu Wilhelm Grosz (1894-1939) ont composé sur des poèmes afro-américains (Afrika singt. Eine Auslese neuer Afro-Amerikaner Lyrik) opère un rapprochement intéressant mais assez convenu, y compris sur le plan méthodologique. L’excellente musicologue suisse Ivana Rentsch propose une analyse des Lieder de Korngold en tant qu’« appropriation critique des conventions du genre ». En partant des idées esthétiques de Julius Korngold, père du compositeur et critique musical parmi les plus importants de son temps, Rentsch n’oublie pas l’influence que Zemlinsky put avoir sur le jeune Erich qui se remémora toujours cet enseignement comme une étape des plus essentielles de sa vie d’artiste. Un brillant article à mettre en parallèle avec celui signé par le même auteur dans les actes d’un colloque de 2007 (pour le cinquantenaire de la mort de Korngold) (2) et qui restent, à ce jour, les deux seules publications consacrées au sujet. Après l’intéressant essai de Hans-Joachim Hinrischen qui trace -sans concession- l’évolution stylistique de l’esthétique des Lieder du compositeur suisse Othmar Schoeck signalons, pour terminer notre recension non-exhaustive, les regards de Joacchim Lucchesi sur le Hollywooder Liederbuch de Hans Eisler considéré comme un « document d’exil ». Genèse, composition, édition et enregistrement sont étudiés.
S’il est malheureusement difficilement accessible à nombre de lecteurs francophones – peu réputés pour leur pratique des langues, faut-il le dire- une bonne moitié de ce volume apporte sa pierre à l’édifice de la connaissance de l’œuvre de quelques compositeurs redécouverts dans les 30 dernières années ou qui n’avaient jusqu’ici suscité que peu d’intérêt de la part des musicologues, mélomanes et critiques. Il a, à ce titre, sa place dans nos colonnes même si on s’éloigne ici des « tubes » que les stars de l’opéra se contentent de nous resservir trop souvent. L’occasion est également donnée de rappeler qu’il reste un certain nombre de chefs-d’œuvre à (re)découvrir et à promouvoir, même si les interprètes et les producteurs ne les jugent pas suffisamment « vendeurs » pour figurer dans leurs programmes. Quoique réservé à un certain public, ce livre n’est rien moins que passionnant.
Nicolas Derny
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(1) H. Danuser, « Der Orchestergesang des Fin de siècle. Eine historische und ästhetische Skizze », Die Musikforschung 30 (1977), p.425-452
(2) I. Rentsch, « Symetrie als Prozess. Korngolds spätes Liedschaffen im Spiegel seiner frühen Werke », Erich Wolfgang Korngold. Wunderkind der Moderne oder letzter Romantiker ? A. Stollberg, Edition Text+kritik, Munich, 2008, p.121-136