C’est la toute première version discographique de La Princesse de Trébizonde dans l’édition critique de Jean Christophe Keck, et, rien qu’à ce titre, cette parution mérite d’être connue. D’autant qu’à cette version ultime, réalisée en trois actes pour les Bouffes-Parisiens, si chers à Offenbach, l’éditeur ajoute opportunément des inédits de la version de Baden-Baden, retrouvés par l’ardent et infatigable chercheur, à Etretat, où résidait le compositeur. Les dialogues parlés du livret ont été « reconstitués » par Jeremy Sams.
L’ouvrage était tombé dans l’oubli (1). Au contraire des Contes d’Hoffmann, ce n’est pas d’une poupée mécanique que s’éprend le jeune premier, mais d’une jolie fille sous les traits de la Princesse de Trébizonde, exposée parmi d’autres figures de cire d’une baraque foraine. Ce prince Raphaël, auquel son père, Casimir, ne peut rien refuser, visitant cette attraction, s’éprend de celle qui a dû remplacer la figure dont elle a cassé le nez. Dans la recette, il a déposé un billet de loterie, qui rend les saltimbanques propriétaires d’un riche château et de ses dépendances. Six mois après, le prince retrouve la princesse/Zanetta dont il découvre la réalité humaine. Son père achète la collection de figures de cire et les fait transporter en son château… La nuit tombée, les couples se forment ou se retrouvent avec les pages. Le père, furieux, découvre la supercherie, mais cède à son fils, qui épousera Zanetta, car, jadis, il a lui-même épousé une acrobate, qui se révèle être la tante de l’héroïne… Le livret, pour n’être pas de Meilhac et Halévy, est fort bien écrit et ménage des situations variées à souhait, propres à générer une musique pétillante comme seul Offenbach savait les écrire. Le compositeur, marqué par le côté carnavalesque de son enfance, y déploie toutes ses qualités.
On le sait, les livrets originaux, toujours susceptibles d’adaptations, abondaient en textes parlés, savoureux, mais indissociables de la scène. Ici, ils sont réduits au strict minimum, privant l’auditeur curieux de répliques facétieuses, spirituelles, dont l’esprit doit être difficile à percevoir par un public anglophone (2). Si, d’une manière générale, trop fréquemment, les chanteurs se montrent peu à l’aise avec les dialogues parlés, ce n’est pas le cas ici, où l’esprit pétille, malgré les coupures.
La distribution est de luxe, au français exemplaire. Avant de nous intéresser aux solistes, essentiel est de souligner le rôle du chœur (l’ouvrage en compte 16 dans sa version parisienne), sous toutes ses formes, des délicieuses voix féminines des pages, des chasseurs aux chœurs mixtes dont les interventions sont renouvelées, et les styles variés à l’extrême. Dialoguant fréquemment avec les solistes, ces chanteurs d’Opera Rara se montrent exceptionnels d’engagement, de précision, d’équilibre et de couleurs. Dès le chœur des saltimbanques le ton est donné : aux voix de femmes vont répondre celles des hommes avant qu’elles se réunissent.
Virginie Verrez, le Prince Raphaël, se voit confier pas moins de quatre airs et un duo, en dehors de sa participation aux nombreux ensembles. La délicieuse romance des tourterelles, ses couplets, l’ariette du mal de dents, tout est un régal, servi par la fraîcheur d’émission, une large palette expressive, assortie d’un medium et de graves solides. Son père, le Prince Casimir, a la voix de Josh Lowell, dont il faut souligner le brio et la maîtrise du français. Ses couplets de la canne séduisent et font sourire. Zanetta est chantée par Anne-Catherine Gillet. La soprano belge dont l’affection qu’elle porte au répertoire français est connue a le panache requis, la voix piquante qui sied à l’emploi. Les couplets du nez cassé promettent, et la chanteuse nous emportera jusqu’au dénouement. Son duo avec le Prince Raphaël (La reconnaissance) où chaque personnage évolue est particulièrement remarquable.
Antoinette Dennefeld, dont on se souvient de la Périchole impressionnante, est Régina. Son unique air « quand je suis sur la corde raide » est un bonheur, au chant pulpeux, comme son duo avec Trémolini. Ce dernier est confié à Christophe Mortagne, amoureux d’Offenbach, qu’il sert avec maestria, dès son boniment. Outre ses brèves interventions, il sera de la plupart des ensembles. Il en va de même pour Christophe Gay, magnifique baryton, Cabriolo, et de Katia Ledoux, Paola, au timbre riche et sombre. Il faut citer aussi Loïc Félix, le directeur de la loterie puis Sparadrap, dont les trop rares apparitions sont appréciées. Aucun des nombreux petits rôles ne dépare cet ensemble digne des meilleures troupes.
Un bref bruitage précède l’ouverture, plongeant l’auditeur dans l’univers insouciant et enjoué de la fête foraine. Avec les trois entractes, nous découvrons de belles pages où tout Offenbach est là. Le London Philharmonic Orchestra, sous la direction de Paul Daniel, trouve les tempi, la souplesse et les rythmes, essentiels à la vie de l’ouvrage. Il rend justice aux couleurs les plus authentiques, comme à l’expression, de la tendresse alanguie du violon solo aux sonneries de la chasse. La difficile et complexe scène de la loterie est magnifiquement construite (Treize cent treize…). Quant à l’esprit, il est omniprésent, des clins d’œil aux onomatopées loufoques (« boum, la la, boum, zing… ». De la légèreté au coup de théâtre final, endiablé, l’indifférence est impossible.
Le livret des versions de Paris et de Baden-Baden et une riche iconographie occupent l’essentiel de la brochure d’accompagnement de 160 p.. Unique – petit – regret, le texte d’introduction (signé Jean-Christophe Keck) n’est publié que dans sa traduction anglaise.
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(1) Seules traces, la prise de l’Orchestre radio-lyrique de la RTF, dirigé en 1966 par Marcel Cariven, Ems (dir. Jean-Pierre Haeck) en 2000, puis la résurrection stéphanoise (2013), et enfin sa reprise limougeaude de 2016. Paris est toujours aux abonnés absents… (2) Le livret original, publié par Michel Lévy Frères en 1870, se trouve aisément sur le net. A titre d’exemple, entre cent, une réplique de Cabriolo conservée dans la version enregistrée (n°17) : « Eh quoi ! Ma fille ! La fille dont je suis le père serait la bru du père dont vous êtes le fils ! Oh !... la famille, quelle noble institution ! » .