Puisant dans un catalogue dont la richesse semble assez imbattable en ce qui concerne Massenet, la firme Malibran propose un double florilège, les dames d’un côté, les messieurs de l’autre (avec, chez les premières, une incursion de Robert Massard en Athanaël, et chez les seconds, Renée Doria qui donne la réplique aux ténors dans Manon et Sapho). Enregistrements historiques, bien entendu, mais à des degrés divers, tant par l’âge que par la qualité ; en l’absence de toute indication de date sur la pochette des disques, tâchons d’y voir un peu plus clair.
Un premier groupe serait celui des enregistrements dus à des interprètes que le compositeur a lui-même pu entendre. Malibran n’a pas repris parmi ses Héroïnes de Massenet l’air de Sapho gravé en 1920 par Emma Calvé, inspiratrice et créatrice du rôle, ni sa Salomé d’Hérodiade, un de ses personnages fétiches, mais on trouvera ici Mary Garden en Chérubin, rôle dont elle fut la première interprète en 1905 et dont elle enregistra un air l’année même de la création. De la même période, on entend Marguerite Mérentié dans Ariane : elle ne fut pas la créatrice du rôle-titre – le rôle fut écrit pour Lucienne Bréval – mais c’est Mérentié qui, alors qu’elle venait de débuter deux ans auparavant en Chimène, eut l’insigne honneur de graver en 1907 deux airs pour les fameuses « Urnes de l’Opéra ». De cette grande wagnérienne, créatrice de la Bérénice de Magnard, et qui participa à l’enregistrement intégral de Carmen en 1911, on perd complètement la trace après la Première Guerre mondiale. Parmi les hommes, Vanni-Marcoux avait assuré à Paris la création de Don Quichotte : s’il n’a évidemment pas le timbre de Chaliapine, qui avait assuré la première à Monte-Carlo, il dit le texte avec un naturel stupéfiant en cette époque de déclamation souvent ampoulée. Dès 1916, Marcel Journet enregistre un air de Cléopâtre, l’un des opéras posthumes, créé en 1914 à Monte-Carlo. Quand l’œuvre fut donnée pour la première fois en France, en 1919, Charles Friant y était Spakos ; il est ici un vigoureux Jongleur. Léon Campagnola, « le Caruso français », enregistre Hérodiade vers 1911-1913 ; Scaremberg et Escalaïs appartiennent eux aussi à cette époque héroïque.
L’entre-deux-guerres offre des prestations inégales. Maryse Beaujon est une Salomé pleine d’énergie, d’un élan irrésistible, qui projette ses aigus avec une insolence incroyable. On retrouve Georges Thill dans Le Cid, renversant par son aisance dans un air qui met en difficulté tant d’autres ténors. Ninon Vallin apparaît bien meilleure en Manon (touchante « Petite table ») qu’en Salomé. Aux côtés de Paul Cabanel, immense Athanaël, du majestueux Charles Cambon ou de l’admirable Germaine Martinelli, on s’étonne un peu que Madeleine Sibille ait droit à quatre airs : cette mezzo qui chanta souvent en duo avec Vallin et qu’on voit dans le film La Malibran, de Sacha Guitry, aux côtés de Geori Boué, chante avec emphase et son style sonne particulièrement vieilli.
Avec une génération un peu plus proche de nous, on retrouve ce qui fut peut-être le dernier âge d’or du chant français : Ernest Blanc, magnifique Hérode, Alain Vanzo, excellent Des Grieux, Jacqueline Brumaire, Thaïs d’une grande distinction, ou Renée Doria qu’on aimerait entendre dans tout ce rôle (Malibran en promet la réédition pour le centenaire Massenet). Et c’est à plus de 60 ans que cette même Renée Doria enregistra une extraordinaire version de Sapho récemment rééditée (voir compte rendu), avec pour partenaire le trop éphémère ténor Ginès Sirera ; contrairement à ce qu’indique le livret d’accompagnement, son air ne s’appelle pas « Viens, mamie », mais « Viens, m’ami ». En matière de chants massenétien, les gloires du passé en ont sans doute plus à nous apprendre que celles d’aujourd’hui.