Pour sa dernière saison à la tête du Grand Théâtre de Genève, Jean-Marie Blanchard a demandé à Olivier Py, compagnon de longue date, de réaliser une trilogie du diable composée de La damnation de Faust, du Freischütz et des Contes d’Hoffmann. L’univers baroque, l’esthétique très poussée, le goût pour le music hall, le sexe et la mort du metteur en scène, ne pouvaient que s’épanouir dans l’ultime chef-d’oeuvre d’Offenbach resté inachevé, et créé en 1881, peu de temps après la mort du compositeur.
Après un Rake’s progress partiellement réussi au Palais Garnier en mars 2008, nous sommes heureux de retrouver un Olivier Py inspiré et dans toute la plénitude de son talent. Visuellement d’abord, son spectacle est saisissant. Grâce à un savant dispositif scénique sorti de l’audacieuse imagination de son décorateur attitré, Pierre-André Weitz, les scènes s’enchaînent avec une rare fluidité et offrent au spectateur de constants changements de plans, d’échelles et de niveaux. Du petit appartement d’Hoffmann cadré comme un plan de cinéma expressionniste, à l’imposante structure métallique manipulée à vue (on songe à Tristan et Isolde, à Pelléas et Mélisande, mais également au Soulier de satin et aux Illusions comiques), en passant par la façade d’immeuble où à l’arrivée du feu sur le plateau, miroirs, ampoules et escaliers vertigineux se succèdent comme par magie, pour renforcer l’illusion et l’atmosphère onirique dans laquelle évolue Hoffmann.
Ivre mort, le poète entouré de créatures étranges, va revivre l’histoire de ses amours perdues. Omni présente la mort rôde à ses côtés (masques, squelettes, mandrakes, cercueils) administrée par le diable personnifié par Lindorf, Coppelius, Miracle et Dapertutto. Flanqué de sa fidèle Muse, Hoffmann accepte de raconter sa quête désespérée de la femme idéale, débutée avec Olympia, poupée gonflable streepteaseuse, inventée par un Landru plus vicieux que nature. Antonia, la seconde, coiffée et maquillée comme la Lulu de Louise Brooks – Py affrontera d’ailleurs l’opéra de Berg la saison prochaine à Genève ! – mâtinée de Liza Minnelli façon New York York, vit recluse et contrainte au silence, alors qu’elle ne vit que pour le chant et ne pourra être sauvée des flammes de l’enfer auquel la condamne l’odieux Docteur Miracle. Giulietta enfin, tenancière d’un tripot-bordel, toujours « louisebrooksisée », attire dans ses rets le pauvre Hoffmann, entraîné dans un sabat dont il ne sortira qu’en tuant Schlemil, lui même dépouillé et obligé de se travestir en femme.
Cette orgie d’images, de trouvailles, de lumières et de mouvements, cette maîtrise du plateau, ces emprunts au 7e art, au cabaret, cette débauche de corps, de figurants et de silhouettes angoissantes, ces personnages sensibles, sensuels ou pathétiques, forment un tout d’une beauté captivante en totale adéquation avec le propos décliné tout au long de cette fresque macabre et grinçante.
Marc Laho, parfois hésitant d’un point de vue scénique, comme si ce rôle le dépassait, possède à l’instar de Roberto Alagna, une diction parfaite, mais un timbre un peu terne pour Hoffmann qui demande plus de couleurs : son maintien vocal et sa rigueur stylistique méritent cependant toutes les louanges. Stella Doufexis campe avec intelligence la Muse et Nicklausse, très aidée par la mise en scène, comme Patricia Petibon, poupée virtuose et objet sexuel débridé. Rachel Harnisch hérite de l’acte le plus époustouflant, son Antonia vibrante et lyrique retrouvant une mère elle aussi à l’image de la femme fantasmée par l’idéaliste poète, chanté avec aplomb par Nadine Denize. Vulgaire à souhait, Maria Riccarda Wesseling (Giulietta) ne fait pas dans la dentelle (son français est confus et son timbre anguleux), mais se conforme avec un plaisir évident aux indications d’Olivier Py. Nicolas Cavallier admirablement grimé, compose avec des moyens plutôt modestes, une galerie de diables expressifs et d’une réelle conviction scéniques, Eric Huchet se pliant sans rechigner à revêtir les habits d’Andrès, Cochenille, Frantz et Pitichinaccio, tous très bien caractérisés vocalement. Excellents Schlemil de Bernard Deletré, Luther plébéien de René Schirrer, Crespel tétanisant de Gilles Cachemaille dirigés avec pertinence et honnêteté par Patrick Davin, le tout réalisé avec maestria par Philippe Beziat, voilà bien un DVD à connaître absolument.