Matthias Goerne, parlant de Schubert, évoque deux traits majeurs de l’interprétation : d’abord la juste couleur, qu’un schubertien chevronné sait trouver quasiment d’instinct ; ensuite, le sens de la grande arche menant du commencement à la fin de la phrase comme en un seul souffle, pour faire émerger au mieux la cohérence musicale, donc le sens.
Entre dire et faire… Il est très clair que jusqu’ici, Matthias Goerne avait poursuivi inlassablement ce qui était un idéal d’interprétation, et presque un horizon rêvé. Des jalons majeurs l’avaient mené tout près, notamment dans ses expériences inoubliables avec Alfred Brendel.
Cette Belle Meunière est un accomplissement majeur en ce qu’elle semble l’avoir mené au but. Jamais on n’aura entendu une capacité à varier la couleur de façon infinitésimale et cependant audible, jamais on n’aura été porté à ce point par un souffle apparemment inépuisable, jamais on n’aura senti le rythme de façon si organique, que dans cette version.
Ce n’est pas une éloquence, ni une faculté d’évocation supérieure, qui caractérisent l’art de Goerne, mais cette espèce d’incorporation totale des lieder, et sa capacité à nous faire appréhender le sens d’abord par la connivence physique – vagues sonores, flux et reflux de la voix, du son, dynamique raffinée du moindre vers, scansion subtilissime des vers pourtant simples de Müller : Goerne n’est pas un rhéteur, c’est un barde – mieux : un rhapsode antique embarqué dans la pulsation sans frein du dithyrambe.
Cela ne va pas sans second degré. Il est clair que le « Ich » (Je) qui nous parle ici n’a rien d’autobiographique. Goerne ne cherche pas à nous faire croire qu’il est le meunier, comme d’autres peuvent tenter de le faire (Patzak, Hüsch, Prey, Wunderlich). Sa narration est éminemment distanciée. C’est le Meunier au miroir déformant de la mémoire (ah, ce Neugierige !). C’est un Meunier littéraire, profondément – comme Eschenbach s’entend à ce jeu-là, lui dont le nom même est littérature ! Ce personnage inexplicablement s’intègre à notre psyché ; le Meunier prend place dans notre fabrique de souvenirs ; plus réel que les personnages réels de notre mémoire, il les rassemble et les dépasse ; ce Meunier, ce n’est pas Goerne, ce n’est pas nous, c’est l’Autre en nous, souvent vivant et obsédant. C’est notre Doppelgänger rêvé.
Sylvain Fort