Que reste-t-il d’Engelbert Humperdinck, dans nos mémoires oublieuses ? Peut-être plus grand chose, si l’on excepte, bien entendu, Hänsel et Gretel. Pas même Die Königskinder, dont la création, en 1910, sur la scène du Metropolitan Opera de New-York, fut un temps fort dans la carrière du compositeur. Dans les rangs d’un public enthousiaste applaudissait même Giacomo Puccini, lui-même couronné de succès, quelques jours plus tôt, avec sa Fanciulla del West.
S’ils ont rapidement rejoint la longue liste des œuvres dont le succès initial n’a pas connu de vraie pérennité, ces Enfants du Roi méritent pourtant, à plus d’un titre, l’attention du mélomane. Parce que, deux décennies après Hänsel et Gretel, on s’aperçoit que Humperdinck fait preuve d’une belle constance artistique : le sujet, une fois de plus, emprunte au conte, au merveilleux, à l’univers de l’enfance, offrant à l’orchestre l’occasion de sublimer maintes mélodies populaires. Parce que l’orchestre, justement, montre le compositeur à son meilleur, capable de faire alterner en maître puissance et légèreté. Parce qu’on y retrouve le Wagner de Parsifal ou des Maîtres-chanteurs (la fête de village qui ouvre le II), aussi bien qu’on y anticipe le Strauss du Chevalier à la Rose, qui sera créé un an plus tard (le vigoureux appel des cors, auquel succède un bel élan lyrique des cordes, dans l’ouverture). D’aucuns croiront même déceler la forme primitive du Sprechgesang dont usera Schönberg… Si les lignes vocales sont plus sobres que lyriques, si la structure même de l’œuvre, avec sa succession de scènes dramatiques, n’est pas un matériau propre au développement de grandes scènes avec cabalettes, Die Königskinder, avec son orchestre opulent, ses thèmes féeriques, ses personnages attachants, n’a pourtant rien d’aride, et mériterait de retrouver plus souvent les lumières de la scène…
…et l’immortalité de l’enregistrement ! Disons-le d’emblée, la discographie de l’œuvre, moins pléthorique, on le devine, que celle des Noces de Figaro, incite le critique à une bienveillance naturelle. Mais c’est une version réellement équilibrée et authentiquement convaincante que nous propose Accord, en rééditant un disque issu des représentations données, en 2005, au Festival de Radio France et Montpellier. Personne d’autre qu’Armin Jordan ne saurait exalter ainsi la force de la partition, sa puissance évocatrice, les racines dans lesquelles elle puise, les nouveautés qu’elle esquisse ; le geste du chef suisse, à la fois large et carré, est du reste, pour les chanteurs, le meilleur des appuis. Ceux-ci forment une équipe soudée et homogène, où la fusion des voix et des sonorités prime parfois sur l’expression théâtrale, mais d’où émergent de forts tempéraments : celui de Nora Gubisch, ardente imprécatrice, celui de Jonas Kaufmann, qui n’était pas encore, en 2005, l’idole de la planète opéra, mais qui en avait déjà le potentiel, avec ce timbre sombre, cette diction éloquente, cette poésie qui n’appartiennent qu’à lui, celui de Detlef Roth, magnétique dans un rôle où quelques prédécesseurs (Dietrich Fischer-Dieskau, Hermann Prey) lui font pourtant rude concurrence. Malgré Richard Krauss dans les années 50, Heinz Wallberg vingt-cinq ans plus tard et Fabio Luisi il y a quinze ans, c’est vers ce disque qu’il faut désormais se tourner, en attendant de découvrir les Königskinder sur scène pour se convaincre pleinement qu’il y a, sous les lignes minérales de cet oratorio enchanteur, toutes les flammes du théâtre.