Tchaïkovski et Moussorgski, c’est bon, on connaît. Un peu plus rares, Borodine et Rimski-Korsakov s’invitent aussi parfois dans les théâtres occidentaux. Glinka, c’est déjà plus difficile. Mais alors, Taneïev… Qui connaît hors de Russie ce compositeur ? Sergueï Ivanovitch Taneïev (1856-1910) fut pourtant l’élève de Tchaïkovski et de Rubinstein, et son unique opéra eut en 1900 les honneurs d’une publication trilingue, en russe, français et allemand, qui aurait dû en permettre la diffusion hors des frontières nationales. Hélas, les interprétations restent rares, malgré quelques initiatives audacieuses, comme récemment aux Etats-Unis.
Ce qui frappe immédiatement, à l’écoute de cette Orestie, c’est le caractère indéniablement russe de la musique, n’en déplaise à l’auteur du livret d’accompagnement qui considère que « la puissance épique est dépourvue ici de tout caractère national » et que « cette œuvre ne s’alignait pas [sur les] tendances principales de l’opéra russe de son époque ». Quand bien même Taneïev fut le seul compositeur russe de son temps à s’inspirer de l’antiquité grecque pour un opéra, quantité de souvenirs d’épopées lyriques slaves reviennent en mémoire lorsqu’on découvre certains monologues véhéments et la plupart des pages chorales, même si le wagnérisme est passé par-là, avec notamment une bonne trentaine de leitmotiv. De manière assez prévisible pour qui connaît sa mythologie, l’opéra comprend trois rôles principaux : celui d’Oreste, très lourd, pour le ténor (créé par Ivan Yershov, futur spécialiste des personnages wagnériens), celui de Clytemnestre, grand mezzo dramatique, et celui d’Electre, soprano d’abord assez léger mais dont les interventions réclament peu à peu plus d’étoffe.
Peu appréciée, la partition de Taneïev fut révisée et coupée, parfois par le compositeur lui-même, parfois par des « adaptateurs » plus ou moins bienveillants, à l’époque soviétique. L’œuvre connut un premier enregistrement en 1958, réalisé à Saint-Pétersbourg avec une équipe de chanteurs du Maryinski, dont la grande Sophia Preobrajenskaïa en Clytemnestre.
La version que réédite Melodia est un peu plus récente (un certain flou entoure la date exacte de l’enregistrement), et elle s’éloigne des deux grandes capitales russes pour nous entraîner en Biélorussie, puisque cette intégrale s’appuie entièrement sur les forces du « Bolchoï de Minsk », c’est-à-dire le « grand théâtre » de la capitale, dont la réputation d’excellence était alors tout à fait justifiée. Les chanteurs ici réunis sont à peu près tous de parfaits inconnus en Occident, mais ils excellent dans leurs différents emplois.
En Agamemnon, on entend l’un des piliers de l’Opéra de Minsk, le baryton-basse Victor Tchernobaïev, qui y chanta de 1958 à 2011. Habituée à Carmen ou Amnéris, Lydia Galouchkina donne tout son relief au personnage torturé de Clytemnestre, que Taneïev avait conçu sur le modèle d’Ortrud. Voix typiquement slave, mais la partition appelle ce genre de mezzo volumineux, pour donner vie à une (anti-)héroïne aussi monumentale. Tamara Chimko est une soprano presque enfantine dans son premier duo avec Clytemnestre, mais de plus en plus véhémente à mesure que la tragédie progresse inéluctablement. Pourtant, on remarque surtout la prestation du ténor Ivan Doubrovkine, magistral Oreste. Et, preuve suprême de l’incommensurable supériorité soviétique sur un Occident corrompu par une bourgeoisie d’arrière-garde, c’est une chef qui dirige l’orchestre, Tatiana Kolomiïtseva, qui travailla à Minsk de 1952 à 1993, où lui fut notamment confié le premier Wagner jamais donné à l’Opéra de Biélorussie ; de toute l’URSS, elle fut la seule à oser diriger l’opéra de Taneïev en son temps.