Le titre paraît équivoque, en tous cas pour les amateurs de musique ancienne : Orlando renvoie au Roland furieux (Orlando furioso, de l’Arioste) qui suscita tant d’illustrations musicales. Mais c’est ici de Lassus qu’il s’agit, dont la dénomination italienne n’a été introduite chez nous que récemment : c’est Roland (Orlande) de Lassus, avant et après son engagement à Mantoue (1), et ses nombreuses éditions françaises postérieures sont sans équivoque, enfin, son épitaphe, rédigée par son épouse le confirme. A melancholic portrait annonce le sous-titre. La melancholia hypocondriaca qui affecta les vieux jours du compositeur, et seulement eux, était alors répandue et ses illustrations, depuis Dürer, nombreuses. De fait le programme couvre toute la seconde moitié du XVIe siècle, à travers 13 pièces sacrées, le plus souvent des motets (partie la plus abondante de son œuvre), 3 chansons françaises, 3 villanelles ou madrigaux et deux pièces instrumentales (2). On peine à en comprendre la cohérence, d’autant que le chef leur applique indistinctement le même traitement, feignant d’ignorer que les prescriptions du Concile de Trente régentaient l’écriture comme l’interprétation des œuvres sacrées.
La modernité de Lassus offre à Simon-Pierre Bestion, le frère de Louis-Noël, un matériau propre à stimuler ses qualités d’arrangeur, d’orchestrateur, et, n’étaient quelques réserves, le résultat est le plus souvent riche en séductions. Cette réalisation fait suite à la commande d’une bande son d’un documentaire consacré à notre musicien, réalisé par Joachim Thome. Le chef et arrangeur (qui lisait alors le roman éponyme de Virginia Woolf) dit avoir « retraversé avec un geste personnel et une oreille contemporaine» l’œuvre du franco-flamand, « mêlant des univers esthétiques, vocaux et instrumentaux très variés ». Ainsi, aux sept chanteurs ajoute-t-il cornet et sacqueboutes, dulciane et flûtes, théorbe et guitare, harpe triple, un consort de violes, mais, plus surprenant, les claviers contemporains dont il joue, un duduk, des saxophones, et une batterie.
Cette réalisation est propre à susciter des réactions extrêmes, d’adhésion enthousiaste ou de rejet pur et simple. La première plage interroge, déjà : le motet Parce mihi Domine (sur un texte emprunté au livre de Job) est confié aux claviers modernes, auxquels s’ajoutent la batterie puis quelques chanteurs. La beauté est là, malgré l’image totalement déformée de l’original. Déconcertant et séduisant. Succède un ample De profundis, non moins surprenant. Passée l’intonation singulière (cantillation hébraïque, influence balkanique ou moyen-orientale ?) se révèle une polyphonie somptueuse, pulpeuse, sensuelle, aux modelés superbes. Les intonations suivantes, renouvelées, comme le sicut erat, surprennent tout autant, orientales, exotiques. Le recours à des bourdons, les contrastes entre polyphonie a cappella et ajouts instrumentaux sont spectaculaires, sinon bienvenus. La nuit froide et sombre, bien connue, toujours émouvante, est enlaidie par une introduction électro qui fait fi de la poésie de Du Bellay. Doublures et amplification s’imposent-elles ? Il en va de même de Sine textu 7 (partagé entre deux plages), dont la rythmique contemporaine ajoutée, à la batterie, fait frémir le puriste. Jusqu’où ne pas aller ? Par chance, le No giorno (villanelle à 4 parties) ravit, du moins dans sa première partie (luth et chant), puisque la reprise instrumentale y associe encore la batterie, avant le second couplet. L’influence balkanique paraît évidente du Dulcies exuviae, et le résultat séduit. Caricatural est le Super flumina babylonis, totalement revisité dans une articulation délibérément exagérée, spectaculaire, un absolu détournement. Du motet à 6 voix Luxuriosa res vinum (texte des Proverbes) la lecture est provocatrice, ne retenant que l’ébriété… L’introduction de la prophétie des Sybilles (3), Carmina chromatico, est confiée aux violes puis aux voix, dont les inflexions et la conduite relèvent de l’étrange. Etait-ce nécessaire ? … Chaque pièce a fait l’objet d’un traitement qui lui est propre. Sans les énumérer toutes, retenons la beauté de Quam pulchra es, de Peccantem me quotidiae, et de In monte oliveti. Les chansons (Si du malheur, Une puce j’ai dedans l’oreille) vont au-delà de tout ce que l’on avait écouté auparavant, mais les inflexions de la première, l’usage de la batterie dans les deux, avec un solo incongru, choquent, au moins autant que la 40e en sol mineur, jadis revue et corrigée par Waldo de los Rios (1971). La teneur de Eripe me, transformé en véritable slow, est confiée à une voix de femme et à un ténor à l’octave, comme le choral des hommes d’armes de la Flûte enchantée, étrange. L’introït du Requiem à 5 parties, sur lequel s’achève le CD en constitue le couronnement. La plénitude, la gravité des voix, doublées des instruments, la conduite des parties, sont sans équivalent depuis sa gravure par Bruno Turner, il y a cinquante ans. L’émotion est réelle, la réussite manifeste.
On reste partagé entre l’admiration pour le rendu sonore de ces pièces, le plus fréquemment d’un modernisme assumé, pour leur qualité interprétative, et les réserves relatives à l’usage de la batterie, à des styles vocaux totalement étrangers à Lassus. Les ajouts sont souvent superflus, altérant même le message délivré par l’oeuvre. Toujours c’est brillant, mais l’artifice qui déforme ou détourne peut aussi alourdir.
Nul doute qu’en concert, ce programme transporte ses publics par sa dynamique et sa diversité. La virtuosité redoutable de chacun des interprètes participe évidemment à cette fascination voulue par le chef. Pour autant, ne serait-il pas sage de considérer cet enregistrement comme une incitation à revenir aux textes originaux, éclairés du savoir des chercheurs, en leur transfusant l’imagination et l’incroyable énergie qu’impulse Simon-Pierre Bestion à ses musiciens de la Tempête ?
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1. Le New Grove’s Dictionary le signale sous ce nom, mentionnant entre parenthèse la forme italienne, ses deux fils, nés à Munich, dont le patronyme est bien Lassus. The new Oxford History le présente sous cette forme, c’est aussi le cas dans Music in the Renaissance, de Gustav Reese... Laissons les Allemands (MGG, la nouvelle édition monumentale) et les Italiens (La Musica) l’appeler ainsi. 2. Les messes (70), comme les chansons en allemand n’ont pas été retenues, entre autres. 3. Pourquoi n’avoir pas précisé, pour chacune des œuvres, le nombre de parties, le recueil et la datation ? 4. Les 12 sybilles annoncent la venue du Christ... œuvre ésotérique, à quatre parties, quasi homophones, d’une modernité harmonique singulière.