En février 2014, Gregory Kunde mettait à feu et à sang la scène de l’Opera Vlaanderen dans ce rôle d’Otello de Rossini qu’il compte à son répertoire depuis 2007 et qu’il interprétait de nouveau à Milan pas plus tard que cet été. Porté par la direction d’Alberto Zedda et la mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier – que l’on a pu voir à Paris quelques mois après mais avec une autre distribution – le ténor parvenait à un niveau d’engagement inégalé sans rien négliger d’un style belcantiste dont il est aujourd’hui un des porte-drapeaux.
On pouvait légitiment craindre que, privée d’urgence scénique et dépouillée d’images fortes, la captation audio de ces représentations flamandes n’en soit que le pâle reflet. Il n’en est rien. Dans une restitution sonore de qualité convenable, le drame peu à peu reprend vie, conforme par son intensité à notre souvenir, de l’entrée censément triomphale d’un Otello déjà vulnérable jusqu’à son suicide, révoltant de stupidité. La lecture par Alberto Zedda d’une partition restituée dans son état originel n’est évidemment pas étrangère à cette vivacité dramatique. De la scène au disque, sa direction préserve un élan qui ne repose sur aucune esbroufe. Ni abus de contrastes, ni prise de liberté rythmique mais une poigne que des années de pratique rossinienne ont rendue juste et ferme.
Évidemment, il ne faut pas attendre d’un live les qualités d’un enregistrement studio. Plusieurs scories, ici présentes, auraient été gommées par des techniques et des techniciens ingénieux. Mais comme toujours en de pareils cas, ce que l’on perd en perfection, on le gagne en vérité. Carmen Romeu n’offre assurément pas la plus belle chanson du saule de la discographie. Sa Desdemona existe cependant, ne serait-ce que par le pouvoir d’un timbre ambré qui donne au rôle une vraie consistance. La voix est suffisamment agile pour se plier aux codes d’une école exigeante entre toutes. La simplicité de l’ornementation, une certaine tempérance due aux limites de l’ambitus participent, mieux que sur scène, à la caractérisation : la fille du doge est une jeune femme que rien ne prédestinait à un destin aussi tragique.
En rétablissant l’équilibre entre les voix, les micros servent la cause de Maxim Mironov, moins en retrait ici qu’il ne l’était dans la réalité. La vélocité de son contraltino triomphe de toutes les difficultés de l’écriture de Rodrigo, y compris dans l’époustouflant duo du 2e acte où il s’offre le luxe de rivaliser de vaillance avec Gregory Kunde. Interprété avec une telle conviction, à grands coups de contre-ut poussés comme des rugissements, ce bras de fer entre ténors, unique dans l’histoire de l’art lyrique, suffirait à combler les amateurs d’émotions fortes. Mais il y a plus impressionnant encore : le corps à corps à la fin de l’opéra entre Desdemona et Otello où Gregory Kunde atteint une dimension homérique. Certes la voix, poivre et sel, ne laisse pas de doute quant à la couleur des tempes du héros ; certes la vocalise s’est émoussée mais la puissance de l’expression ne cesse de fasciner, d’autant qu’elle s’accompagne d’une utilisation appropriée des codes belcantistes, la capacité à varier la ligne mélodique n’étant pas la moindre. Qu’importe alors si Robert McPherson ne correspond pas à l’idée que l’on se fait de Iago : trop clair, trop frêle, trop ingrat pour que ses interventions l’imposent comme le méchant de l’histoire. En témoignant de l’art d’un des grands ténors actuels dans un rôle qu’il a définitivement marqué de son empreinte, cet enregistrement appartient à l’histoire du chant, rossinien en particulier.
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