Papy avait de la résistance
par Laurent Bury
Le 24 octobre 1986, l’Opéra de Marseille rendait hommage Michel Dens, qui interpréta à cette occasion l’air d’Athanaël, avec une vigueur et une fermeté vocale assez admirables chez un chanteur âgé de 75 ans ! Plus contestables sont sans doute les propos que le baryton roubaisien tint ce jour-là quant à la place du répertoire en français dans les théâtres d’opéra (deuxième plage du disque) : Michel Dens semble en effet penser que les problèmes linguistiques sont les seuls qui se posent pour monter une œuvre lyrique, comme s’il suffisait de donner des œuvres en français pour donner du travail à l’ensemble des chanteurs français… De fait, tout ce qu’on entend sur ce disque est chanté en français, qu’il s’agisse du répertoire hexagonal, de Rossini, de Verdi, de Wagner ou de Leoncavallo. On saluera sa diction impeccable, mais on s’étonne d’un étrange refus de liaison dans La Damnation de Faust, où il coupe « Tu peux bien / entrer fille ».
Accompagné par des formations souvent enlisées dans une routine lamentable, malgré des chefs prestigieux (dans Faust, avec l’orchestre de l’Opéra, dirigé par Louis Fourestier, on croit entendre un limonaire, et l’Orchestre Radio-Lyrique nous gratifie d’extraordinaires couacs dans Le Trouvère), Michel Dens chantait avec beaucoup de panache un répertoire extrêmement large. On l’applaudit ainsi d’oser en 1958 un air du rarissime Roi de Lahore, à une époque que n’étouffait pas le scrupule musicologique. Par un de ces tripatouillages dont les partitions d’Offenbach faisaient encore l’objet il n’y a pas si longtemps, Albert Willemetz avait conçu en 1947 des paroles pour une reprise de La Grande-Duchesse de Gérolstein à la Gaîté-Lyrique, avec des airs additionnels péchés dans d’autres œuvres : c’est de Robinson Crusoé que viendrait la musique de ce « Je viens de faire un rêve », enregistré par Michel Dens en novembre 1948. Quant à Alexandre Georges (1850-1938), il est avec Ernest Chausson l’un des compositeurs à avoir mis en musique les poèmes inclus dans le roman tzigane de Jean Richepin, Miarka, la fille à l’ourse ; « L’eau qui court » est la sixième des quatorze mélodies plus tard intégrées à son drame lyrique Miarka (1905).
Répertoire large, donc, tellement large que cette voix assez légère ne trouve pas toujours à s’y déployer au mieux. Si le profil vocal de Michel Dens n’est évidemment pas celui d’un baryton Verdi, il est en revanche assez à sa place dans le Hamlet d’Ambroise Thomas, et Marouf lui va comme un gant. Pour Dapertutto, le timbre manque un peu de noirceur, et tout simplement de méchanceté. Quant à son Iago, il ne fait pas peur une seule seconde, par manque d’épaisseur et d’expressivité, mais ce dernier problème tient peut-être à la version française. En effet, en passant de l’italien au français, certains airs perdent une bonne partie du dynamisme lié aux sonorités de la langue originale (il n’y a ainsi presque aucun rapport entre la vaillance de l’« Incominciamo » qui conclut le « Si può » de Pagliacci et le très raide « Place au théâtre » que lance Michel Dens au terme du prologue de Paillasse).
De même, le baryton est un peu léger mais acceptable dans La Favorite, où le français s’impose. Figaro jadis très apprécié dans Le Barbier (version française de Castil-Blaze, forcément), il savonne pourtant toutes les vocalises et omet à peu près toutes les notes d’agrément. Il use et abuse des aigus émis en falsetto : ce qui est tout à fait acceptable dans certains airs (Si j’étais roi, d’Adophe Adam) l’est beaucoup moins dans d’autres, et son Valentin en paraît comme émasculé. Question de style, sans doute, car à bien d’autres moments, le baryton se montre tout à fait capable d’aigus apparemment inépuisables, fondés sur une réserve de souffle encore bien présente en 1986. Si l’Athanaël interprété à 75 ans est fort bien conservé, celui de 1958 reste un modèle, tout comme son Hérode. Oui, vraiment, Michel Dens avait de la résistance…