On ignore si, à l’issue des trois actes de la représentation, les applaudissements ont fusé, et si oui, au bout de combien de temps : le DVD est silencieux sur ce point. On ne serait toutefois pas surpris que le public berlinois de ce cru 2015 des Festtage du Staatsoper ait manifesté une sorte de réserve incrédule, une fois les dernières volutes musicales dissipées. Non pas en raison de la qualité musicale de la soirée – on y reviendra. C’est bien davantage la lecture de l’œuvre proposée par le metteur en scène qui a du en désarçonner plus d’un.
Dmitri Tcherniakov, c’est entendu, appartient à cette catégorie de metteurs en scène qui font profession de relecteurs. L’œuvre mise en scène est systématiquement proposée sous un jour résolument nouveau, volontiers iconoclaste, si possible provocateur, toujours au prix de libertés parfois conséquentes avec le texte du livret. C’est souvent réussi (Iolanta/Casse Noisette à Paris, au printemps dernier, Lady Macbeth de Mzensk en janvier dernier à Lyon, Macbeth à Paris en 2009), parfois nettement plus contestable (le Don Giovanni aixois en 2010 ou le Trouvère à Lyon en 2012).
Ce Parsifal berlinois ne fait aucunement exception à ce qui est, avec le temps, devenu une marque de fabrique bien connue, au risque de lasser le spectateur. On renverra, pour une présentation détaillée du parti pris scénique à la très fidèle description de Yannick Boussaert dans son compte rendu d’une des représentations, en avril 2015. Parsifal, équipé comme s’il sortait tout droit du Vieux Campeur, se retrouve propulsé à l’acte I parmi une communauté de marginaux rassemblés autour de leur guide spirituel, Gurnemanz. L’action de ce premier acte se déroule dans un décor mélange de ZAD et d’architecture sacrée. Personne n’y ressemble, de près ou de loin, à un chevalier. Titurel, portant une gabardine de cuir, fait penser à quelque officier de SS en civil, et officie depuis son cercueil, qu’il rejoint gaillardement. Quant à Amfortas, c’est de son sang, jaillissant d’une blessure très réaliste, que se repaissent les membres de la communauté dans une communion extatique à la fin de l’acte.
L’acte II présente le même décor, ripoliné de frais, sous une lumière cette fois blanche et crue. Les filles-fleurs, jeunes filles de tous âges vêtues de robes à fleurs très enfantines, virevoltent autour d’un Klingsor transformé en vieillard libidineux et bourré de tics. De magie point, encore moins de maléfice : la première scène de l’acte tombe du coup complètement à plat, tant est grand le décalage entre la musique, sombre et démoniaque, et sa traduction scénique. Les rondes concentriques formées par les filles-fleurs autour de Parsifal sont une idée séduisante, qui aurait pu être davantage exploitée : on a l’impression de voir notre randonneur arriver par mégarde dans la cour d’un pensionnat de jeunes filles… Fort heureusement, la longue scène entre Parsifal et Kundry est autrement plus réussie, grâce à une direction d’acteurs magistrale. L’acte III retrouve assez logiquement pour cadre les décors de l’acte I. Lors de la scène finale, Kundry et Amfortas renouent avec leurs amours premières, ce que constatant et ne pouvant accepter, Gurnemanz tue rageusement la pécheresse, dont le corps est pour finir transporté par un Parsifal ricanant.
Le parti pris du metteur en scène ne saute pas immédiatement aux yeux, et il faut plusieurs visionnages pour en saisir (ou, à tout le moins, en conjecturer) le sens. Il faut dire que rien, ni dans le livret qui accompagne le DVD, ni dans les bonus, ne permet d’éclairer le spectateur… Faute d’une vision qui apparaisse clairement dans sa cohérence, le téléspectateur, volens nolens, voit donc son attention attirée par le détail, comme ces bonnets bien peu mystiques qui coiffent les chevaliers du Graal : du risque de voir l’art s’effacer derrière l’artifice… Non que l’on récuse, par principe, les lectures qui s’éloignent de la lettre du livret : ainsi la lecture géniale de Stefan Herheim dans ce même Parsifal, cinq étés de rang à Bayreuth, reste l’une des mises en scènes les plus enthousiasmantes que l’on ait jamais vues.
Faut-il, pour autant, en paraphrasant les Maîtres chanteurs, adresser au metteur en scène un « versungen und vertan » sans appel ? Ce serait faire peu de cas de son indéniable talent dans la direction d’acteurs. Il transparaît tout au long de l’œuvre, et bénéficie à tous les personnages principaux, dont le cheminement ressort avec une acuité rare. Comme, par ailleurs, le tout est filmé avec une virtuosité rare par Andy Sommer (au point que l’on a, bien souvent, l’impression de voir un film, et non la captation vidéo d’une représentation), on est finalement captivé par ce spectacle, quand bien même on a du mal à adhérer à la lecture qu’en propose le metteur en scène.
Cette adhésion résulte tout autant – sinon davantage – de la qualité de la prestation musicale. On retrouve avec un bonheur non dissimulé Daniel Barenboim dans l’opus ultime de Wagner. On rappellera pour mémoire qu’après l’avoir dirigé un seul été à Bayreuth (en 1987), c’est avec Parsifal que le chef a démarré, en 1992, son aventure si féconde à la tête du Staatsoper et de la Staatskapelle de Berlin, alors dans une mise en scène de Harry Kupfer (un DVD existe, chroniqué dans ces colonnes). L’affinité entre le chef et l’œuvre est évidente. De la Staatskapelle, il tire des sonorités ensorcelantes, et l’orchestre se livre ici à une démonstration impressionnante, grâce notamment à une densité sonore fabuleuse. Barenboim dirige l’œuvre en 4h05, une durée médiane entre les lectures « rapides » (Boulez, Janowski) et les « lentes » (Knappertsbusch, Levine, Thielemann). La tension ne retombe jamais, et on retrouve la propension du chef à accélérer le tempo dans les grands ensembles (finals du I et du III). On le sent surtout attentif à ne pas pêcher par excès de pompe ou de liturgisme : sans conteste, cet écueil est évité, et c’est bien un drame qui est représenté ici, et non une longue méditation mystique. A cet égard, l’acte II est une réussite majuscule.
Comme toujours dans Wagner, Daniel Barenboim a su réunir une équipe de chanteurs de premier ordre. René Pape campe un Gurnemanz magistral : le temps semble ne pas avoir de prise sur cette voix de chocolat chaud, et le chanteur échappe pour une fois à la placidité qui lui est trop souvent coutumière, sans toutefois faire oublier John Tomlinson, pilier de la mise en scène de Harry Kupfer. Une leçon, néanmoins. A sa hauteur, on placera la Kundry d’Anja Kampe, vocalement irréprochable sur toute la tessiture du rôle, et d’un investissement dramatique remarquable. Les passages redoutables du II sont gérés avec une grande intelligence, et cette Kundry sait parfaitement se montrer tour à tour ensorcelante et lascive, ou vindicative et vipérine : chapeau bas ! En Amfortas, Wolfgang Koch convainc également, et parvient à émouvoir, sans toutefois se situer au même niveau. Quant au rôle titre, il est confié à Andreas Schager, qui l’a endossé à Bayreuth cet été. On garde en souvenir sa prestation superlative dans les Gurrelieder de Schönberg, en avril dernier à la Philharmonie de Paris. Cette représentation, captée un an auparavant, le montre déjà convaincant dans le rôle, même si l’impression persiste que le chanteur cherche ses marques, notamment dans le final du III. Là aussi, la présence scénique est exceptionnelle, et parvient à faire oublier les défaut d’assurance perceptibles ici ou là. Le Titurel de Matthias Hölle a encore de beaux restes. Le Klingsor de Tómas Tómasson, clone vocal de Mime et desservi par la mise en scène, déçoit en revanche. Enfin, on a connu des ensembles de filles-fleurs vocalement plus caressants…
Une mise en scène qui laisse perplexe, sans pour autant manquer d’arguments, une direction musicale de premier ordre, et des chanteurs de très bon niveau : cela suffit pour recommander avec conviction ce Parsifal berlinois, désormais disponible chez Bel Air classiques en DVD, mais aussi en Blue Ray.