Le plus célèbre des contre-ténors entrait l’année dernière au Petit Larousse illustré, sa statue vient d’être inaugurée au Musée Grévin et un livre d’entretiens avec Vincent Agrech paraîtra en décembre : Warner se devait de marquer le coup pour les vingt ans de carrière de Philippe Jaroussky. Cela pourrait sembler un détail, mais il participe également de la consécration de l’artiste, le public de la Scala a pu, dès le mois d’octobre, s’offrir avant tout le monde Passion Jaroussky, parce que la star y faisait ses débuts dans le rôle de Sesto.
Présenté comme une suite de l’anthologie parue en 2006 (La voix des rêves), ce triple album explore l’abondant catalogue Virgin/Erato, récitals comme intégrales lyriques, en limitant toutefois les doublons, non pas à deux airs, comme annoncé dans le livret, mais bien à quatre solos et deux duos – encore que le terme « doublon » ne soit pas tout à fait approprié puisqu’aux images filmées en concert succèdent aujourd’hui divers témoignages exclusivement sonores. Cette volonté d’éviter les redites explique certainement l’absence de Caldara, de Johann Christian Bach (La dolce fiamma) comme du moindre extrait du fort bel hommage à Carestini. Intitulé Philippe & Friends, le troisième disque réunit plusieurs duos et illustre la collaboration avec des instrumentistes comme le Quatuor Ebène, Gauthier et Renaud Capuçon ou Emmanuel Pahud. « L’amitié en musique est pour moi une dimension très importante » explique Philippe Jaroussky et les inédits qu’il a retenus sont souvent d’ailleurs le « fruit de nouvelles rencontres ».
A la tête de son Collegium 1704, Václav Luks le dirige ainsi dans « Mentre dormi » tirée de L’Olimpiade de Josef Mysliveček, dont les paroles convoquent évidemment le souvenir vivace d’une autre délicieuse aria de Vivaldi sur laquelle le chanteur avait déjà jeté son dévolu. C’est l’enregistrement le plus récent de cette compilation, réalisé le 30 avril pour la bande originale d’Il Boemo, un biopic que Petr Václav consacre au « Divin Tchèque » et qui devrait sortir au printemps 2020. Le jeune guitariste Thibaut Garcia accompagne avec un égal bonheur Philippe Jaroussky pour son premier Dowland – un « Flow my tears » dont il exalte l’amertume – mais également dans une interprétation tout en sobriété des « Feuilles mortes » de Kosma, un titre qu’il avait déjà chanté pour le 14 juillet au pied de la Tour Eiffel. Ceux qui l’ont entendu il y a trois ans dans un arrangement d’« Always Crashing in the Same Car » de David Bowie seront probablement moins surpris que les baroqueux de le découvrir dans un duo live de Radio France avec Matthieu Chedid sur « Cet air » où M semble se dédoubler, comme si Jaroussky donnait corps aux fantaisies nées de son imagination. Par contre, livrée en épilogue, sa reprise de « Oh My Love » de John Lennon avec Rosemary Standley pourrait bien les dérouter mais ravira ses admirateurs qu’il quitte à pas de loup, en musant. Même si, au disque du moins, les contre-ténors se font encore plus rares dans la mélodie française que dans le lied – Les Nuits d’été gravées par David Daniels constituent l’exception qui confirme la règle, le Français ne les ayant, pour sa part, données qu’en concert – l’album Schubert du falsettiste ne fera probablement pas davantage l’unanimité que Opium ou Green. En attendant sa sortie programmée en janvier, nous retrouvons l’interprète avec, au piano, son complice de prédilection Jérôme Ducros dans un « Du bist die Ruh » melliflu et une lecture très investie, mais tendue également de « Ständchen ».
S’il se referme donc sur une incursion inattendue chez John Lennon, le florilège s’ouvre avec Vivaldi, non pas avec un de ces airs d’opéra que Philippe Jaroussky a illuminés sous la direction de Jean-Christophe Spinosi, mais avec « Sileant Zephyri », second mouvement d’un motet que beaucoup ont découvert avec Gérard Lesne à la fin des années 80 et que le public a en quelque sorte plébiscité « avec ses plus de sept millions de vue sur YouTube en seulement deux ans » commente le soliste. En vérité, cette plage cristallise tout ce qui fait Jaroussky, à commencer par le son : « Le chant s’élève et vous tendez l’oreille, ébloui, incrédule, confondu par tant de lumière, de naturel et de grâce » écrivions-nous en 2002, trois ans après ses débuts à Royaumont sous l’égide, justement, de Gérard Lesne. Tout est lumière : l’interprétation autant que la voix, chez celui qui se définit d’abord comme un musicien. Ecoutez-le relancer le discours et orner ce « Sileant Zephyri », mais aussi, par exemple, « Placidetti zeffiretti » (Porpora), en parfaite intelligence avec Cecilia Bartoli dans un des moments suspendus et captivants qui jalonnent une trajectoire vertigineuse.
Vertigineuse et fascinante au prisme de ce florilège, qui reflète les contradictions, les revirements du chanteur, une détermination farouche également (son principal trait de caractère) qui le pousse à élargir le répertoire des contre-ténors ou à se dépasser pour tenter de combler le fossé qui sépare quelquefois ses moyens de ses ambitions, singulièrement dans la bravoure – on peut lui préférer la robustesse d’un David Daniels dans les déferlements virtuoses de Longe, mala, umbrae, terrores, mais son aplomb et son jusqu’au-boutisme forcent l’admiration. Après avoir renoncé à Giulio Cesare, puis à Tolomeo que lui offrait pourtant Cecilia Bartoli parce qu’il était trop conscient de ne pas posséder l’alto requis pour ces rôles (il proposera et obtiendra Sesto), il abordera le Stabat Mater de Vivaldi, qu’il avait d’abord laissé à Marie-Nicole Lemieux pour se réserver la partie d’alto aigüe du Nisi Dominus. De la transposition pour alto grave de Ich habe genug à la version napolitaine pour soprano de l’Orfeo de Gluck, ces grands écarts traduisent l’ambiguïté d’un instrument qui échappe aux catégories. Tout n’est pas d’un intérêt égal au fil des 53 plages, du reste parfois arrachées brutalement à leur contexte, et parce que nous aimons passionnément l’artiste, mais non à la folie, nous ne pouvons adhérer à tous ses choix, qu’il s’agisse de répertoire ou d’approche interprétative. Philippe Jaroussky assume les projets menés avec des personnalités controversées et plutôt que de nous braquer, en particulier, sur des Purcell qui nous hérissent, butinons ailleurs, car les occasions de nous réjouir ne manquent pas : que l’artiste brille seul, dans le couru (« Vedrò con mio diletto », qu’il a dépoussiéré) ou le moins couru (l’hypnotique « Sfere amiche » de Steffani), ou qu’il dialogue (« Caro/cara, tu m’accendi » de Haendel avec Sophie Karthäuser ; « Pur ti mirò, pur ti godo » avec Núria Rial; « Veggio Fille » de Marcello où son organe aérien contraste voluptueusement avec l’alto ambré de Max Emanuel Cenčić ; « Rêvons, c’est l’heure » avec Nathalie Stutzmann – si la Cornelia courte de timbre et de souffle d’Anne Sofie von Otter ne vous convainc pas, retrouvez « Son nata a lagrimar » sur le récital Heroes from the shadows du contralto). Gérard Lesne, David Daniels, Philippe Jaroussky : Warner peut s’enorgueillir d’avoir signé trois contre-ténors parmi les plus emblématiques de leur génération et d’avoir écrit en leur compagnie plusieurs chapitres majeurs de l’histoire du disque.