Oui, Karina Gauvin a quelque chose de Régine. Pas la voix, heureusement. Plutôt la silhouette, le goût pour la mousseline et les plumes, ce côté Grande Zoa… A cheval sur le xixe et le xxe siècle, entre les effluves de patchouli Belle Epoque et les manteaux de chinchilla Années Folles, ce disque nous donne l’occasion de l’entendre dans une musique où on ne l’attend pourtant pas vraiment. Enregistré au Canada en 1999, ce CD a mis une petite douzaine d’années à traverser l’Atlantique. Le temps qu’il a fallu à Karina Gauvin pour devenir une valeur sûre, reconnue dans un tout autre répertoire. Cette voix capiteuse, sensuelle, dont on goûte les transports de reine outragée lorsqu’elle interprète Haendel ou Porpora, se plie-t-elle sans peine à la discipline de la mélodie française ?
Dès les premières plages, nous sommes rassuré. Soucieuse d’articulation, Karina Gauvin cherche à alléger, à rendre diaphane un timbre moiré. Certes, on ne comprend pas toujours tout, mais quelle chanteuse maîtrise encore aujourd’hui l’articulation des grandes sopranos françaises des années 1950 ? Grâce à cette voix chaleureuse, on évite la froideur chichiteuse de certaines interprètes modernes, à la voix chétive et à la prononciation molle, de ces chlorotiques hâtivement baptisées « spécialistes » de Debussy. Est-ce le français canadien qui l’aide à donner toute leur saveur à certaines syllabes (« joie », « soie »), à produire ces exquises nasales comme on n’en ose plus en France (« anciens », « jardins »). Ses Fauré ont de la chair, du moelleux, loin du surgelé ou du sous-vide dont prétendent nous régaler certaines voix blanches, ses Fêtes galantes de Debussy, où la chanteuse trouvent à déployer la somptuosité de ses graves, sont d’une sensualité suffocante. Ecoutez son magnifique « Tombeau des Naïades » de Bilitis, cycle qu’elle arrache aux voix pré-pubères pour le rendre à une vraie femme. Si, dans les Mélodies populaires grecques de Ravel, la gaieté reste compatible avec la distinction, Karina Gauvin trouve une outrance canaille pour « Fêtes galantes » de Poulenc. L’indication « Incroyablement vite » est ici respectée comme on l’entend rarement, et la chose est conclue en 52 secondes ! Dans Métamorphoses, écoutez-la articuler avec une gourmandise insolente les poèmes de Louise de Vilmorin, « Paganini » surtout.
La fin du programme révèle quelques surprises. Les six villanelles de Pierre Bédat de Monlaur (1907-1990) composant le cycle Saluste du Bartas ont été enregistrées par Hugues Cuenod, plus récemment par Brigitte Balleys, mais c’est peu de dire que les versions de ce cycle n’encombrent pas les discothèques. La propre fille d’Honegger, rencontrée lors d’un concert à Paris, en a confié la partition à Karina Gauvin, qui interprète avec élégance ces mélodies proches de Satie. Quant à Emile Vuillermoz (1878-1960), il fit surtout carrière comme critique musical, mais seulement après s’être essayé au dur métier de compositeur. C’est ici l’harmonisateur qui est représenté, avec trois de ses sept chansons franco-canadiennes. En son temps, Renée Doria les avait chantées (voir le coffret Mélodies françaises paru chez Malibran), et Karina Gauvin n’a pas à rougir de la comparaison avec son illustre aînée, tant ses qualités de timbre y sont évidentes. Avec une infinie délicatesse, Marc-André Hamelin déroule sous cette voix un splendide tapis pianistique ; des atmosphères se créent instantanément sous ses doigts, tant pour les liquidités impressionnistes que dans les rythmes plus percussifs des modernes. Du Québec nous viennent décidément de bien belles chanteuses, et Marie-Nicole Lemieux n’est pas la seule à défendre avec brio le répertoire français.