Une collection entièrement dévolue aux chefs-d’œuvre de la musique religieuse ne pouvait décemment pas faire l’impasse sur la Saint-Matthieu. Mais quelle idée de se tourner vers la Grande-Bretagne ! Des impératifs économiques ont de toute évidence pris le pas sur des critères purement artistiques, BRILLIANT CLASSICS ayant déjà commercialisé en double DVD ce concert capté à Cambridge en 1994. Les ingénieurs ont réalisé des miracles et le son est d’une tout autre qualité. Hormis John Eliot Gardiner, qui en a livré une lecture éminemment théâtrale (ARCHIV, 1989), aucun chef anglais n’a véritablement marqué l’interprétation de la Saint-Matthieu. Et ceux qui connaissent un peu son parcours, auront d’emblée deviné que l’honorable Stephen Cleobury n’a aucune chance de relever ce défi. Il dispose d’atouts considérables, à commencer par le King’s College Choir, qu’il dirige depuis douze ans déjà, et une formation dont Bach est le pain quotidien, avec à sa tête un chef de premier ordre, Roy Goodman, issu des rangs du King’s et d’ailleurs soliste d’un légendaire Miserere d’Allegri (DECCA, 1963). Mais rien n’y fait: Cleobury semble comme tétanisé, anéanti par cette « cathédrale majestueuse » selon la formule de Bitter, incapable de se l’approprier et d’innerver le discours. Or, seule une conception d’ensemble, sinon une vision originale et puissante, peut fédérer les effectifs substantiels requis pour animer cette fresque, conférer unité et cohérence aux soixante-neuf numéros qui la composent. Le souffle, l’élan nécessaire à l’impact comme à la progression dramatique de l’ouvrage manque ici cruellement et la Passion s’atomise en une multitude de fragments isolés, parfois sublimes, souvent sans relief.
Nikolaus Harnoncourt avait déjà jeté son dévolu sur le King’s College Choir pour sa première gravure de la Saint-Matthieu, en 1970 (TELDEC). La maîtrise frappe toujours par sa perfection musicale et son intelligence expressive, et même si on peut lui préférer les coloris plus intenses du Saint John’s College, elle n’a pas usurpé sa réputation. Idéal de ton dans la fureur comme dans la déploration, le King’s nous offre les meilleurs moments de cette intégrale. Spécialiste des parties d’alto (countertenor) du répertoire anglais, le trop léger et suave Roger Covey Crump n’a pas la stature d’un Evangéliste. Néanmoins, quand il se départit de sa préciosité, il parvient à capter et à retenir l’attention, ainsi lorsque Pilate fait son apparition (n°45 A) ou dans l’évocation de la nuit qui tombe sur le Golgotha et sur le monde (n°61 A). Dans ce climax, Michael George s’abandonne enfin, après avoir campé un Christ un peu trop imposant et tonnant. David Thomas, lui, souffre affreusement de la proximité de cette basse noble. Fruste et approximatif, il oscille de l’audible (n° 65) à l’indigne (n°23). Martyn Hill, à contre-emploi, tout en raideur et tensions, nous inflige des phrasés abrupts et Emma Kirkby blêmit jusqu’à la transparence devant ses illustres devancières. Dommage que les boys de Cleobury en soient réduits à la portion congrue et ne campent que les servantes accablant Pierre ! Lueur fugace dans cette grisaille, Michael Chance réconcilie le verbe et le chant, ardent, vécu, émouvant. Si seulement il pouvait être entouré comme chez Gardiner et s’inscrire dans une véritable démarche interprétative…
Bernard SCHREUDERS