Rue Victor Massé, le Chat-Noir, autour de Rodolphe Salis, réunit après 1870 ce que la chanson comptait de talents. A côté d’Aristide Bruant, dont les chansons réalistes, argotiques, sont passées à la postérité, Paul Delmet était la face souriante, dont les mélodies comme les textes séduisirent le plus large public. La chanson poétique est un monde parallèle, à propos duquel le lyricophile est souvent tenté de faire la fine bouche. Si l’innombrable production, le plus souvent commerciale, de ces deux derniers siècles nous laisse quantité de pièces datées, d’intérêt éphémère, parfois vulgaires, dépourvues de qualités poétiques et musicales, quelques pépites ont survécu, après avoir connu des succès durables. Héritière de la romance, dont on oublie trop facilement les chefs-d’œuvre (rares), la veine que nourrit Paul Delmet, en reprend les thèmes, qu’il élargit. Il dessine à travers ses 239 chansons un paysage sentimental qui déborde largement le Montmartre de la Belle Epoque : « La tendresse, la folie, l’humour, les relations entre parents et enfants, la spiritualité, et même l’amour d’un maître pour son chien » résume Enguerrand Dubroca.
Bien que relevant fréquemment de clichés, les thèmes sont traités avec goût, les vers, pour n’être pas des plus grands poètes, ne sont pas de mirliton. Le seul passé à la postérité est Armand Silvestre, qui signe un martial Les femmes de France. Populaire, la coupe strophique, quitte à lasser certains, participe à la mémorisation des timbres. Destinées à séduire le plus grand nombre, d’être sur toutes les lèvres, les mélodies, pour être faciles, ne sont jamais vulgaires. L’écriture pianistique visait à être reproduite dans les nombreux salons décorés d’un piano. Les harmonisations paraissent convenues, dépourvues de subtilité. On n’est pas chez Fauré ni chez Debussy… mais le charme et la légèreté font oublier ces réserves. La bourgeoisie était friande de ce répertoire, comme l’attestent les splendides éditions de luxe de Enoch, illustrées, reliées, tranches dorées, devenues objets de collection. Hommes et femmes de toutes conditions se retrouvaient dans cette poésie sentimentale, dans ces amours, parfois passagères, coquines comme violentes (les petits pavés), dont les mots étaient justes et les mélodies séduisantes. La galerie de paysages sentimentaux, de portraits, d’évocations en dit plus sur cette « Belle époque » que bien des ouvrages savants.
Le CD s’ouvre sur la toute première chanson que Delmet présenta. Joli Mai lui ouvrit les portes d’un succès jamais démenti. Ne vous laissez pas surprendre par A Chloris, seconde pièce : seul le titre est commun à la mélodie de Reynaldo Hahn. Ma tendre amie est morte renvoie évidemment à Berlioz. Le poème parodie gentiment Théophile Gautier (Lamento). Si la gravité reste superficielle, l’émotion est sincère. On sourira à écouter L’escalier, et son humour fumiste, qui sent le café-concert, avec ses couplets tout-à-tour « philosophique », « pour les dames », puis « patriotique ». Chaque titre renouvelle l’attention.
Enguerrand Dubroca s’est glissé dans la peau de Paul Delmet, à la faveur de sa longue fréquentation du corpus de ses chansons. Après avoir réussi le tour de force de rassembler les 239 partitions, il en a réalisé l’enregistrement intégral, accompagné avec goût par Yuko Osawa. Il nous livre maintenant ses vingt-cinq préférées, le plus souvent inédites. Avec une sincérité vraie, touchante, sans mièvrerie ni affectation, le ténor nous restitue ces petits bijoux à quat’ sous, au charme suranné, témoins d’un passé à jamais révolu. La voix est sûre, bien timbrée, conduite avec un souci d’intelligibilité et d’expression appropriée. Il fallait saluer ce travail dont la réalisation est exemplaire à plus d’un titre. Ainsi le livret d’accompagnement, outre les textes chantés, commente chaque chanson, assortie d’une illustration d’époque.