En 2006, Philippe Agid et Jean-Claude Tarondeau avaient proposé une plongée dans les entrailles de l’Opéra de Paris sous un angle technique et politique, avec « Comment gouverner une grande institution culturelle », publié chez Vuibert. Cinq ans plus tard, après plusieurs mois d’enquête, ils élargissent la perspective en établissant des comparaisons internationales en matière de « Management des opéras » à partir de données et d’entretiens concernant près de 70 maisons d’opéra. Le présent ouvrage constitue l’adaptation de la version anglaise publiée chez Palgrave Mac Millan en octobre 2010 « The Management of Opera, An International Comparative Study ».
Les auteurs savent de quoi ils parlent (Les rares approximations repérées dans le texte, en particulier à propos de Joyce DiDonato qui aurait chanté Traviata et Rigoletto ( !) – p. 21-, sont rectifiées… sur la page Internet de l’ouvrage) : pour le premier, il a été directeur adjoint de l’opéra de Paris sous l’ère Gall, a exercé différentes fonctions dans le monde de l’entreprise et a même dirigé la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion (si, si, cela existe !) ; le second a enseigné la stratégie et le management et a été rédacteur en chef de la Revue française de gestion. Heureusement, dire que leur ouvrage se lit aussi bien que le plan comptable général serait très sévère. Il est complété – ou rectifié – de manière intéressante par des pages internet (http://www.opera-management.fr) qui présentent analyses, notes et références complémentaires que l’on espère mises à jour régulièrement.
Leurs 320 pages sont extrêmement documentées et, schémas et tableaux à l’appui (manque un index !), le lecteur n’ignore plus rien des chiffres de fréquentation, des budgets et des coûts intégraux des places de théâtre, entre autres. Il y a là une mine d’informations, de tous niveaux, du plus macro (l’opéra dans le monde, c’est 300 maisons ou compagnies, 15000 représentations annuelles, 13 à 15 millions de billets par an, dont 44% en zone germanique, 41% dans les autres pays européens et 15% en Amérique du Nord, un chiffre d’affaires 5,1 milliards d’euros…) au plus micro (dans les théâtres étudiés, les spectateurs les plus éloignés sont en moyenne à 47 mètres du centre de la scène…). De nombreux exemples émaillent la démonstration.
Plus fondamentalement, les auteurs dégagent très nettement une première caractéristique du monde de l’opéra : il révèle, dans la gestion des théâtres, une diversité extrême. Car si le monde entier se retrouve autour d’un nombre limité d’œuvres et de compositeurs (les 5 compositeurs les plus joués – Mozart, Verdi, Puccini, Wagner et Rossini – concentrent près de 60% des représentations dans le monde ; Traviata, Tosca, Don Giovanni, Carmen, Butterfly, Nozze, Barbiere, Così, Bohème et Zauberflöte sont les dix titres les plus donnés selon Opera Base – p. 55 – ; Aïda et Lucia remplacent Butterfly et Don Giovanni selon les données JMB.), dans le mode de fonctionnement, l’hétérogénéité domine. Taille du théâtre et traditions locales, part des subventions publique et du mécénat, nombre de levers de rideaux, prix des billets, durée de la saison, chaque théâtre ou presque a son modèle de fonctionnement… ou de dysfonctionnement d’ailleurs. Le mérite des auteurs est de chercher à mettre un peu d’ordre dans cette jungle en dégageant deux modèles principaux, l’américain (grands théâtres bien remplis avec des œuvres du grand répertoire, coopération intense avec d’autres théâtres, prix élevés et coûts par place faibles…) et l’allemand (jauge moyenne, taux d’occupation faibles, grand nombre de reprises, coût des places élevé et forts financements publics externes, capacité d’innovation…). En matière de financement (p. 183 et suiv), ce ne sont plus deux mais trois modèles qui sont distingués : un modèle européen avec des subventions élevées (76 à 90%) et des billetteries marginales (8-20%), un modèle américain inversé avec de fortes contributions privées et un modèle européen dit intermédiaire, avec des subventions publiques ne dépassant pas 50 à 55% des budgets, Paris s’insérant dans cette catégorie, la notion de service public culturel faisant son apparition dans l’analyse.
De l’observation de ces modèles, Agid et Tarondeau tirent 10 règles d’or opérationnelles (p. 41) qui permettent de comprendre instantanément de quoi ils parlent : ainsi, « les maisons les plus innovatrices offrent plus de nouvelles productions et moins de reprises que les plus conventionnelles, et ceci dans des théâtres de plus faible capacité » ; « dans les zones où l’offre lyrique est forte et la tradition lyrique ancienne, les maisons d’opéra sont de petite taille et offrent un grand nombre de représentations » ; ou encore « le coût par représentation varie en sens inverse du nombre de productions, de représentations et de reprises ».
Certaines crises sont analysées avec une précision chirurgicale et un grand sens de la synthèse et le chapitre est passionnant. Sont ainsi disséquées la crise de l’opéra de Paris (1989-94), celle de Covent-Garden (1995-99) ou encore la difficile réunion des trois opéras berlinois.
Dans ce bilan très positif, quelques regrets tout de même sur des questions que tout amateur se pose légitimement et auxquelles il ne trouvera pas vraiment de réponse. D’abord, la situation post-crise financière, notamment aux Etats-Unis, est analysée trop rapidement et les interrogations sur le niveau des subventions publiques en Europe ne sont qu’esquissées. Alors que la croissance potentielle des recettes de billetterie est présentée comme très limitée et que les finances publiques sont dans l’état que l’on sait en Europe, comment évaluer les risques qui pèsent sur l’opéra aujourd’hui, dans un pays sinistré comme l’Italie… et au-delà ? Les nouveaux modes de diffusion, dans les cinémas, sur le Net en streaming gratuit ou payant, constituent-ils une chance pour renouveler les publics et rémunérer les artistes ? Agid et Tarondeau n’ignorent pas ces questions … mais on aurait aimé les pousser un peu plus loin dans leur analyse. De même, les modes de direction et de recrutement sont présentés de manière très descriptive. Que faut-il penser de la présentation quasi unanime des directeurs de théâtre en Italie comme des bureaucrates incompétents ? Que faut-il revoir dans la formation des managers des opéras de demain ?
Enfin, dernière critique… les artistes sont largement absents de cette analyse. Le recrutement, la planification plusieurs années à l’avance (« un engagement sur l’avenir et une prise de risque »), le statut de quelques stars sont évoqués (p. 74 et suiv), toujours sous l’angle du théâtre et des conséquences des choix sur la billetterie et les finances. On aurait aimé en savoir un peu plus sur le fameux top fee accordé aux plus grands, à la rémunération des agents, aux méthodes avec lesquelles les théâtres « traitent » les artistes… bref, à cet élément essentiel dans le management d’une maison d’opéra. Là encore, la diversité aurait sauté aux yeux du lecteur. (Une note ajoutée sur le site internet, citant deux articles de presse, précise que « Dans les maisons à forte notoriété, les « tops fees », cachets les plus élevés dont bénéficient les plus grands chanteurs, chefs d’orchestres varieraient en 2009 de 15 000 € à 17 000 € bruts par soirée et seraient de l’ordre de 80 000 € pour les metteurs en scène les mieux payés ». Une mise en perspective aurait été nécessaire pour indiquer que ces chiffres bruts ne prennent pas en compte la rémunération des agents, les frais professionnels élevés… et qu’ils ne concernent qu’un tout petit nombre d’artistes.)
Sans nul doute, « Le management des opéras » va devenir le livre de chevet de tous les apprentis-managers. Il peut aussi apporter à l’amateur un regard très pointu sur les coulisses des coulisses et de cela les auteurs peuvent être remerciés.
Jean-Philippe Thiellay