Malgré sa légitimation shakespearienne (The Rape of Lucrece est, avec Venus and Adonis, l’autre grand poème narratif de l’auteur de Hamlet), The Rape of Lucretia fut sans doute le premier opéra anglais où figurait le mot « phallus » ; la censure impitoyable, qui avait exigé le retrait de certaines répliques jugées scabreuses (voir brève), n’entendit pas malice au passage où Lucretia est soudain prise de dégoût pour les orchidées, ignorant sans doute le sens de la racine grecque orchi. Dès 1946, l’année même de sa première à Glyndebourne, l’œuvre de Britten fut captée lors de concerts donnés en Angleterre ou sur le continent avec l’équipe vocale de la création, seul le chef – Ernest Ansermet en personne – ayant cédé sa baguette à des confrères britanniques moins illustres. Il s’écoula ensuite près d’un quart-de-siècle avant que le compositeur lui-même dirige une version de studio pour Decca, qui fut à son tour suivie de diverses prises, souvent live, sans oublier deux ou trois spectacles disponibles en DVD, la dernière intégrale de studio remontant à 1993, dirigée par Richard Hickox chez Chandos.
La présente version est l’écho de deux concerts donnés en 2011 dans le cadre du Festival d’Aldeburgh, et elle réunit ce que l’école de chant anglais compte aujourd’hui de meilleur, sous la baguette du chef et compositeur Oliver Knussen, dont la direction souple et précise parvient à donner l’impression que l’œuvre a été écrite hier. De fait, il s’agit là d’un des sommets de la production brittenienne, qu’on regrette de ne pas voir plus souvent en France. Avec les deux choryphées, protagonistes essentiels de la partition, on retrouve un Ian Bostridge dont l’expressionnisme peut exaspérer, mais qui est ici en totale adéquation avec le style assez alambiqué du texte de Ronald Duncan ; quant à Susan Gritton, la voix moirée de cette grande haendélienne convient fort bien elle aussi à la déclamation historico-mystique du Female Chorus. En Tarquinius, Peter Coleman-Wright trouve un rôle où ses accents parfois appuyés de « méchant » ne sont pas trop malvenus, tandis que Christopher Purves, le baryton-basse qui monte, donne une immense noblesse à l’infortuné Collatinus. Autour d’eux, les seconds rôles s’avèrent irréprochables.
Reste le problème de Lucretia herself : si son temps de présence sur scène ne fait pas nécessairement d’elle le personnage le plus important de l’œuvre, elle n’en est pas moins une figure centrale, surtout lorsque l’on songe que la créatrice du rôle ne fut autre que Kathleen Ferrier. En mai 1943, la contralto avait chanté avec Peter Pears dans Le Messie à la cathédrale de Westminster, et c’est là que Britten l’avait entendue. Malgré ses réticences envers le genre opératique, elle finit par se laisser persuader de créer The Rape of Lucretia, que le compositeur avait très vraisemblablement conçu en songeant à cette voix à la fois chaude et virginale. Sans ses problèmes de santé, elle aurait dû à nouveau s’y produire en 1951 pour le Festival of Britain. Janet Baker reprit plus tard le flambeau, et toutes les grandes mezzos anglaises ont eu à cœur d’interpréter ce personnage. Qu’a de commun Angelika Kirchschlager avec Kathleen Ferrier ? Pas grand-chose, on s’en doute. Avant la version ici immortalisée, la mezzo autrichienne avait été Lucretia sur scène, à Vienne, en février 2010 et en février 2011. Sa diction anglaise n’est pas en cause, mais tout simplement son adéquation vocale au rôle. Dans les passages les plus graves, Kirchschlager est obligée de s’inventer une voix, beaucoup plus proche du parlé que du chanté. Il s’en dégage bien sûr un effet dramatique certain, mais ces accents gutturaux semblent à cent lieues de ce qu’avait pu souhaiter Britten.