On partait très sceptique, avouons-le, redoutant de se retrouver un peu comme devant une vieille chaise Louis XVI trouvée chez une grand-tante et recouverte d’une nouvelle soierie par un tapissier attentif. Ou disons, face à un moment de l’histoire du goût, cette Phèdre de Lemoyne, rescapée de deux siècles d’oubli.
En ce temps-là, le bon goût, venu de Versailles, était au retour à l’antique (Petit Trianon, Panthéon par Soufflot, Serment des Horaces, colonnades, frises à la grecque, rouge pompéien, ruines antiques par Hubert Robert, le futur décorum de la République et du Directoire). On imaginait cette Phèdre faire partie du lot, opéra aussi inconnu à l’inventaire que son auteur, ce M. Lemoyne.
Bref rattrapage : né en Périgord en 1751, après avoir appris la musique avec son oncle, maître de chapelle à Périgueux, Jean-Baptiste Lemoyne devint musicien free lancedans les provinces françaises, s’expatria ensuite vers Berlin où il étudia avec Graun et Kirnberger, devint second chef d’orchestre du roi de Prusse, composant saynètes et bergeries (de goût Louis XV encore), partit ensuite pour Varsovie, y rencontra une chanteuse à la longue silhouette anguleuse, dont le génie dramatique égalait au moins les moyens vocaux, Mme Saint-Huberty, qui devint son élève. Ils revinrent à Paris, et pour elle il composa une Electre (1782). Il se disait alors élève de Gluck. C’était faux, il en était tout au plus un épigone (comme tout le monde).
Cette Electre était un grand opéra avec chœur et des récitatifs qui plurent, mais la mélodie y était rare, et le spectacle tomba. C’était du Gluck sans les séductions de Gluck, lequel fit savoir qu’il ne connaissait ce Lemoyne ni d’Eve, ni d’Adam. Cela nuisit évidemment à la réputation du périgourdin. Qui se vengea du Chevalier en se proclamant désormais zélote de Piccinni et Sacchini. Sur ces entrefaites, il donna sa Phèdre pour la Saint-Huberty en 1786, et ce fut cette fois-ci un vif succès.
Ce succès à l’Opéra de Paris, alors installé au Théâtre de la Porte Saint-Martin, dut beaucoup à la personnalité de Mme Saint-Huberty, à son talent de tragédienne (on disait qu’elle était l’égale de la Dumesnil et de la Clairon, les gloires de la Comédie-Française). Dès 1783, pour Didon, elle avait troqué les habits de cour pour le drapé à l’antique et Houdon la sculpta dans cet équipage. Il semble qu’elle possédait une voix de mezzo, voix dont on utilisait peu alors les richesses expressives pour les rôles-titres. Et que cette voix, dont les compositeurs sollicitèrent trop les notes hautes, se fatigua prématurément. En revanche, Lemoyne, qui la connaissait bien pour l’avoir fait travailler, en utilisa toute la tessiture, couvrant deux octaves, du la 2 à l’ut 5. Ressusciter cette Phèdre inconnue d’un compositeur oublié, c’est donc donc aussi ramener à la mémoire une personnalité singulière de chanteuse, illustre de son temps, et novatrice.
L’ouverture séduit peu, l’orchestration riche en cuivres supplée à la pauvreté des idées, elle évoque des airs de chasse, car voici Hippolyte qui, on le verra, s’intéresse plus à courir derrière ses chiens qu’à cultiver le beau sexe (d’ailleurs les auteurs ont supprimé le doux personnage d’Aricie, pas de jeune première pour gêner la Saint-Huberty). Il entonne incontinent un hymne à Diane « Ô Diane, chaste déesse, Viens nous combler de tes bienfaits, Toi seule as des plaisirs parfaits, Ils ne coûtent point de faiblesse, Ils ne coûtent point de regrets. » Aussitôt on comprend que la qualité du livret n’apportera que peu de satisfactions. Il est de François-Benoit Hoffmann, ancien militaire et futur polygraphe. Et il ne reculera pas, autant vous le dire tout de suite, devant les clichés, les banalités, les fadeurs. Qui seront, on le verra, transcendés par la musique.
Mais voici qu’arrivent Œnone, Phèdre et un cortège de suivantes. A peine, avons-nous compris que l’épouse de Thésée est violemment troublée qu’un nouvel hymne est entonné, à Venus cette fois-ci : « À mon cœur rends l’espérance, Rends le calme à mes sens. Prends pitié de ma souffrance, Sois sensible à mes tourments ». La grande scène des aveux à sa suivante-confidente va commencer. Et là, on ne peut qu’être sensible à la finesse de l’écriture en récitatifs accompagnés, alternant avec d’ardentes strophes lyriques, soutenues par le chœur. L’orchestre ponctue le désarroi de la reine. Grande scène à laquelle succède le dialogue fiévreux entre Œnone et Phèdre, dans le droit fil de la tragédie lyrique à la française, la nervosité de la musique suppléant les faiblesses du poème.
Et l’on admire ici la belle sensibilité, le ton vraiment de tragédienne de Melody Louledjian (Œnone). Le chant de Judith van Wanroij (Phèdre) est lui aussi d’un grand raffinement, ne lui manquent ni la vaillance, ni l’agilité, ni l’aisance des aigus. On émettra seulement une réserve personnelle : ce timbre léger, naturellement lumineux, manque peut-être des couleurs assombries qu’on imaginerait pour la reine douloureuse. Mais on ne perd absolument rien des mots qu’elle distille grâce à une diction parfaite (alors qu’elle est néerlandaise).
On en dira autant d’ailleurs du Purcell Choir, entièrement composé de chanteurs hongrois, et dont le style français est remarquable. C’est György Vashegyi qui dirige l’Orfeo Orchestra, hongrois lui aussi, avec une attention extrême, une écoute des chanteurs, une richesse de timbres en tous points remarquables.
Le deuxième acte permet de percevoir plus nettement encore le système de composition de Lemoyne. Pour l’essentiel, c’est la grande scène des aveux de Phèdre à Hippolyte. Rares y sont les airs : ils sont courts et la plupart sous forme d’air de fureur ou de rythme martial. En revanche, les récitatifs accompagnés par l’orchestre mettent à nu le dialogue passionné entre la Reine de Trézène (brûlante émotion de Judith van Wanroij) et la puissance, l’éclat sombre, le timbre ardent de Julien Behr, particulièrement en voix, lui qu’on a entendu en Tamino, en Ottavio, en Belmonte, et qui montre là encore sa maîtrise du chant classique. « On ne hait pas toujours l’objet que l’on évite ! » éclate-t-elle et le chaste jeune homme (« Le doux accent de la nature est encore muet dans son coeur ») comprend enfin ce qui lui arrive. Très belle scène vraiment. Sensibilités à vif, urgence, et plus aucune réserve sur le timbre de Phèdre, tant son interprète s’y met en danger.
Et le dernier acte n’est pas moins riche en beautés. On y entendra le timbre plein de noblesse du Thésée de Tassis Christoyannis, dans un grand air de colère. De retour des rives de l’Achéron (car on l’avait cru mort), le roi revient. Ivre de rage d’appendre que son beau-fils est adultère et incestueux (ce sont ses mots), il en appelle à Neptune (encore un Dieu que l’on invoque) pour le venger. La grande scène de fureur entre le héros qui se croit trahi et le jeune homme qui se sait innocent est d’une belle grandeur, et les deux voix d’homme éclatent de noblesse. Et les beautés succèderont aux beautés : le monologue de Phèdre « Je suis seule avec moi pour souffrir davantage », le « Je te hais » crié qu’elle adresse à Œnone, qui a tout manigancé, puis l’air très beau de Phèdre « Il ne m’est plus permis de vivre », dépouillé, tragique, ample dans sa brièveté (enfin un vrai grand air de tragédie lyrique, ce Lemoyne est un roublard), et après un final dans les règles avec chœur, trombones et timbales, la mort de Phèdre dont les derniers mots seront chuchotés/murmurés : « Soleil, je ne te verrai plus ».
Une vraie belle découverte. Une superbe réalisation (avec un confortable livret d’accompagnement, instructif à souhait) due au Palazzetto Bru Zane, qui poursuit, après l’Olimpie de Spontini, l’Uthal de Mehul, le Renaud de Sacchini, plus ou moins contemporains de Phèdre, son travail pionnier de remise au jour d’œuvres négligées du répertoire français. La prise de son, dans la grande salle du Müpa de Budapest rend justice à la riche palette de l’orchestre, très attentivement sollicité au fil de ce festival de récitatifs.