Quand on parle de Regietheater, il est un nom qui devrait venir à l’esprit en priorité : celui de Hans Neuenfels, qui a laissé quelques traces indélébiles dans le monde de l’opéra, avec notamment le fameux « Lohengrin des rats », présenté plusieurs années de suite à Bayreuth. Neuenfels est en quelque sorte un survivant de l’âge d’or du Regietheater, dont la carrière a commencé dans les années 1970. Son travail ne sort guère du monde germanophone, comme il se doit, et repose en partie sur le goût des images-choc. Ce goût s’illustre dans la production de La Dame de pique que lui avait commandé le festival de Salzbourg à l’été 2018, mais loin de stimuler l’attention et de galvaniser le discours, il aurait plutôt pour effet de pétrifier l’auditeur et, plus grave, les interprètes.
Ce que donne à voir le DVD C Major laisse d’abord pantois. Sur la gigantesque scène du Großes Festpielhaus, dans un décor presque uniformément noir, apparaissent grâce à un tapis roulant quatre cages remplies d’enfants aux cheveux blancs, sortis du Village des damnés de John Carpenter, que des dresseuses coiffées comme Ioulia Timochenko tiennent en laisse, sous le regard de quelques nourrices aux mamelles opulentes. Vient ensuite l’ensemble du chœur, composé de baigneuses dignes d’un film de Mack Sennett et de messieurs en canotier ou haut de forme et maillot de bain 1900, leurs gestes stéréotypés évoquant la natation. Au fond, la recette est simple : il suffit de faire faire aux chanteurs le contraire de ce que dit leur texte. Ce principe touche principalement le chœur, car les solistes, eux, se comportent à peu près comme on peut s’y attendre, même s’ils sont eux aussi affublés de costumes un peu ridicules : Hermann dévoile ainsi son torse velu sous un costume rouge à brandebourgs, entre dresseur de tigres et Sergent Pepper, le pire étant néanmoins réservé à la Comtesse, en tenue Années Folles aux couleurs criardes (perruque rousse, robe verte bas roses, chaussures et gants rouges).
On pourrait parvenir à faire abstraction de ces facéties si elles n’avaient une influence sur la musique même. Face aux images glaçantes qui sont présentées sur scène, l’orchestre semble parfois lui aussi gelé, anesthésié, prisonnier d’une certaine lenteur au rythme implacable. Avec déjà un CD (avec le Bayerischer Rundfunks en 2014) et un DVD (avec le Concertgebouw en 2016), Mariss Jansons avait déjà par deux fois immortalisé son interprétation de La Dame de pique, mais ici, la tyrannie du metteur en scène paraît l’avoir plus d’une fois bridé et l’on ne retrouve pas vraiment l’allant habituel de sa direction, même si les Wiener Philharmoniker restent une formation d’excellence.
Quant aux solistes, ils font de leur mieux pour surmonter les chausse-trapes de cette production. Lisa New Look aux robes montantes et au chignon sévère à la Helena Rubinstein, Evgenia Muraveva doit attendre sa dernière apparition pour s’imposer pleinement, et l’on aimerait la réentendre dans d’autres circonstances. Tomski ambigu, qui approuve toutes les moqueries infligées au héros par Tchekalinski et Sourine, Vladislav Sulimsky n’a peut-être pas la voix aussi noire que d’autres titulaires mais il livre une prestation tout à fait convaincante. Comtesse qui montre son crâne chauve lorsqu’elle se dépouille de ses oripeaux, mais encore très attachée aux plaisirs de la chair, allant jusqu’à placer dans sa bouche le revolver braqué sur elle, Hanna Schwarz est fascinante dans son évocation du temps passé et distille « Je crains de lui parler la nuit » dans un excellent français : à plus de 75 ans, la voix n’est plus tout à fait ce qu’elle fut, mais l’autorité reste impériale. Pauline pulpeuse qui arbore crânement son smoking-short, Oksana Volkova profite de toutes les occasions de faire entendre son beau grave. Igor Golovatenko est un Eletski très correct mais peu marquant. Brandon Jovanovich, enfin, offre un Hermann juvénile et fougueux, à la voix restée exceptionnellement claire alors que tant de ses confrères abonnés aux mêmes rôles héroïques finissent par barytonner. On se réjouit d’apprendre qu’il remettra prochainement ses qualités scéniques et vocales au service de La Dame de pique, notamment à Chicago en février 2020, où Sondra Radvanovsky, Jane Henschel, Elizabeth DeShong et Lucas Meachem devraient fort bien l’entourer.