De la redécouverte de Platée au Festival d’Aix-en-Provence de 1956 à la captation proposée par William Christie pour Harmonia Mundi, on ne sait vraiment s’il y a un gouffre ou une filiation directe. Certes, la compréhension de la musique baroque française s’est affinée. Il suffit de comparer l’ouverture du prologue dirigée par Hans Rosbaud et exécutée par l’Orchestre de la société des concerts du conservatoire à la version des Arts Florissants. L’exécution est infiniment plus incisive, enlevée, lisible. D’emblée, le ton est donné : on assistera à une comédie (il s’agit, précisément, d’un « ballet bouffon »). Si la comédie est nécessairement empreinte de légèreté, elle n’exclut pas le tragique. Christie l’a parfaitement compris et, dès les premières mesures, l’auditeur sait qu’il va s’amuser. Il sait aussi que l’histoire qu’il s’apprête à écouter – et ce avec un confort tout particulier dû à la diction toujours parfaite de chacun des interprètes – aura ses laissés pour compte.
Platée s’ouvre sur la colère de Junon, exaspérée par l’infidélité de son époux, Jupiter. Pour confondre Junon, Cithéron suggère au dieu des dieux de simuler un mariage avec Platée, une nymphe régnant sur un marais qui ne peut croiser un homme sans le croire éperdu d’elle. L’étau se resserre autour de Platée : au fur et à mesure qu’elle se persuade de l’amour que lui porte Jupiter, le chœur et les amis du dieu romain préparent l’humiliation de la nymphe. Lorsque Junon s’aperçoit que Platée est la « nouvelle épouse » de son mari, elle ne peut qu’admettre l’absurdité de la situation, pardonner à Jupiter, et – pour un temps – le laisser aller à d’autres aventures extraconjugales. Un peu comme s’il fallait humilier une femme pour laver l’honneur d’une autre ou, pour rendre l’idée un peu plus acceptable, un peu comme si la colère était constitutive de toute aventure humaine. William Chrisitie et Robert Carsen – qui a mis la production en scène – ont en effet choisi de conserver la fin présentée lors de la création de l’œuvre, en 1745 à Versailles : issue tragique où le rideau se ferme sur Platée, seule, humiliée, en colère. C’est bien une passion triste qui s’abat inéluctablement sur les femmes, coupables ou victimes de trop d’amour, là où les hommes sont glorifiés pour avoir rejoué ce qui constitue pourtant leur bassesse. Le public n’est heureusement pas dupe : si Platée a été trop naïve et Junon trop jalouse, l’issue de cette terrible farce est avant tout le fait de la Folie. Or, s’il est vrai que les Lumières se caractérisent par l’émancipation de l’homme qui, sorti de la minorité et débarrassé de ses tuteurs, ose se servir de son propre entendement pour faire publiquement usage de sa raison en toute chose, peut-on imaginer un instant que l’œuvre de la Folie (qui, ici, n’est pas pathologie ou joyeuse altérité mais catalyseur des tourments de Platée) ne fasse pas l’objet d’une méfiance de principe ? Sans doute serait-il trop téméraire d’y voir une raison du relatif désintérêt manifesté par le public de 1745 qui poussa Rameau à réécrire la fin de l’œuvre pour la reprise parisienne de 1749…
Si les différences entre la version proposée au disque par Christie et la captation de 1956 sont – nous l’écrivions – évidentes, il est toutefois tentant d’y voir une certaine filiation. L’enregistrement de 2020 constitue, à notre sens, le prolongement heureux – et, à ce jour, la version la plus aboutie – d’un processus de redécouverte encore récent où, de version en version (et elles restent rares), on ne cesse de s’émerveiller. La comparaison témoigne de la grande richesse de cette musique et de ses interprétations. Face à une partition pourtant largement identique, on revit l’expérience du tout nouveau-né : celle d’un rapport au monde absolument vierge. Cette virginité ne peut – hélas ! – qu’être fantasmée. Au rang des liens qui unissent ces deux versions, l’incarnation de Platée doit être soulignée. Rôle de femme chanté par un homme, le comique veut qu’elle soit bête, un peu vulgaire, disgracieuse. Il suffit de l’entendre pour savoir qu’elle est laide et gauche. Ces défauts du personnages requièrent de très grandes qualités chez son interprète. En 1956, c’est l’immense Michel Sénéchal. En 2020, c’est Marcel Beekman qui en livre une interprétation expressive, toujours drôle sans être grotesque, sensible et parfaitement maîtrisée. La projection parfaite offre un équilibre habile entre le nasillement d’une sorcière ou le coassement d’une grenouille, et la rondeur nécessaire à la compréhension et au plaisir d’écoute. On rit d’elle, on pleure avec elle. En somme, on peine à imaginer une interprétation plus pertinente. Le Jupiter d’Edwin Crossley-Mercer est, comme il se doit, royal. La voix est large, elle enrobe sans couvrir, les graves sont toujours présents. Marc Mauillon offre un Cithéron au timbre clair mais à la stabilité parfois inégale. Il incarne aussi Momus dans le Prologue. Le Mercure de Cyril Auvity est aérien, les ornements sont magnifiquement maîtrisés. Enfin, il est indispensable de souligner la prise de rôle de Jeanine De Bique. La soprano offre une Folie – Folie dont la virtuosité des airs est légendaire – d’une très grande maturité, assurément digne de ses meilleures interprètes. La voix est souple, ronde, légèrement voilée, comme inaccessible, un peu ailleurs, divine. L’interprétation est théâtrale, les vocalises toujours inscrites dans une phrase cohérente.
Les Arts Florissants et le Arnold Schoenberg Chor dirigés par William Christie sont à la hauteur de leurs réputations conjuguées : parmi les meilleurs au monde dans leur répertoire. Le chœur, en particulier, offre une palette expressive subtile : tantôt il coasse, tantôt il braie, tantôt il exprime les voix des villageois, des dryades et naïades ou de la suite de Momus. La diversité de ces interventions est très transparente au disque. D’une manière générale, du reste, l’écoute de ce disque est un plaisir facile (et ceci constitue assurément une grande qualité !). Le livret est à peine nécessaire pour suivre attentivement l’intrigue.
En décembre 2020, l’interprétation scénique de l’œuvre au Theater an der Wien fut annulée. Je ne sais si la frustration – comme la colère qui structure l’œuvre – peut faire voir les lucioles ; si des situations irrémédiablement sombres offrent toujours, en creux, la cristallisation de leur contraire. Ce disque permet au moins de nourrir le doute : cri de joie jailli du silence, explosion d’images née de leur impossibilité.