Sortant des sentiers les plus battus, Renée Fleming s’aventure dans la musique du XXe et même du XXIe siècle, et c’est tout à son honneur, même si c’est d’une modernité très raisonnable qu’il s’agit ici. Du reste, ce n’est pas la première fois qu’une chanteuse de réputation internationale s’essaie aux Poèmes pour Mi : Françoise Pollet les avait enregistrés avec Pierre Boulez en 1998, et chez les non-francophones, Felicity Palmer, avec Boulez également, dès 1973, ou Anne Schwanewilms en 2009. Ces mélodies « pour grand soprano dramatique et orchestre », Fleming les a notamment chantées en septembre 2009, pour l’ouverture de saison du New York Philharmonic, déjà sous la direction d’Alan Gilbert qui prenait alors ses fonctions de directeur musical de ladite formation. Et en enregistrant Dutilleux, la belle Renée vole au secours de la victoire, puisqu’il ne s’agit pas ici de prêter l’appui de son nom à un jeune musicien inconnu, encore que ce genre de soutien ne soit peut-être pas superflu hors de nos frontières. Ce disque réunit les deux premières de ses mélodies que le compositeur ait jugées dignes d’être conservées, et une œuvre toute récente : après avoir composé pour Dawn Upshaw le cycle Correspondances (2003), c’est pour Fleming elle-même qu’il a conçu les quatre mélodies formant Le Temps l’horloge, et c’est l’enregistrement de la création française et complète qui nous est livré ici, car les trois premiers poèmes avaient été créés deux ans auparavant, au Japon et aux Etats-Unis, sans le quatrième, ni l’interlude qui le précède.
Sur la pochette, la belle Renée nous toise d’un air sévère : attention, il va y avoir de la musique contemporaine, et là, ça rigole pas. Les sourires, c’est bon pour le bel canto. Pourtant, son interprétation de Shéhérazade déborde d’une sensualité qui fait tout le prix de ses interprétations, mais aussi de syllabes étrangement nasillées et de voyelles bizarroïdes (on entend « Ésie » lorsqu’elle prononce la première des trois incantations qui ouvrent « Asie »). De manière générale, on comprend à peu près tout (sauf dans le premier des Dutilleux, un peu trop grave pour sa voix), mais on entend surtout que le français est une langue à jamais étrangère pour madame Fleming, qu’elle articule avec une préciosité exotique, avec des R excessivement roulés, et dont elle sacrifie parfois certaines syllabes qui se fondent en une charmante bouillie sucrée. Le reproche vaut surtout pour Ravel, qui bénéficie de versions d’anthologie déclamées dans un français parfait. Pour le reste du programme, et en l’absence de toute concurrence pour le dernier Dutilleux, il faut malgré tout reconnaître que l’opulence du timbre constitue une plus-value incontestable pour ces pièces, auxquelles elle prête une vie dramatique fort bienvenue. Par rapport à la froideur détachée d’une Schwanewilms, Renée Fleming confère aux Poèmes pour Mi une chaleur et une intensité qui transfigurent ces pièces, secondée par un Orchestre Philharmonique de Radio France lui aussi très impliqué et fort bien dirigé par Alan Gilbert. Cette théâtralité un peu extérieure, qui fait merveille chez Messiaen, trouve aussi ses limites dans le dernier volet de Shéhérazade : privé de ces accents appuyés qui peuvent fonctionner ailleurs, « L’indifférent » n’exprime finalement pas grand-chose et risque de laisser l’auditeur semblable au personnage qu’il dépeint. On ne rit pas, certes, mais on passe aussi à côté de l’émotion que cette mélodie peut et doit susciter.