« Boris Godounov…illustre, je dirais presque de manière visionnaire, une société assez proche de notre société actuelle, dans laquelle les écarts se creusent de plus en plus. Une société dans laquelle le plus grand nombre ne sait ni par qui, ni pourquoi, ni où sont prises les décisions qui régissent la vie de tous les jours. Avec un peuple qui vit pour ainsi dire dans l’ignorance la plus crasse ». La lecture que nous offre Calixte Bieito du chef d’œuvre lyrique de Moussorgski se situe dans la ligne de celle Wernicke, avec, en plus, une vision pessimiste de l’illusion démocratique.
Aucune des productions du metteur en scène catalan ne laisse indifférent. La force de ses réalisations, les thèmes qui les traversent (le pouvoir, la violence, les femmes, le sexe…) choquent ou séduisent. Avec une constante: la mise en scène parasite l’écoute, tant elle sollicite et provoque. Ainsi relève-t-on quelques outrances qui n’ajoutent rien à la force dramatique. Par exemple, l’aubergiste tuant froidement les policiers poursuivant Grigori Otrepiev, Chouiski faisant abattre l’Innocent par une gamine à qui il remet une arme de poing, l’assassinat de la nourrice et de Xenia et Feodor par Chouisky durant la mort de Boris… Bieito doit être un adepte du révolver*.
L’action est transposée dans le monde contemporain. A l’heure de la révolte ukrainienne et de sa répression, pourquoi pas ? On se meut dans une atmosphère le plus souvent glauque, sombre, bleutée, avec des éclairages crus. La misère et la violence sont permanentes. Appauvrissement manifeste du livret qui joue sur les contrastes visuels. Des structures métalliques basculent, s’ouvrent, disparaissent pour occuper l’espace scénique. On l’aura compris, même si le système paraît cohérent, on est plus proche de la friche industrielle et du loft que du couvent de Novodievitchi ou du Kremlin.
C’est la version originale, la plus dense, la plus concentrée qui a été choisie, sans entracte, ce qui a pour effet de resserrer l’action et pousser les tensions à leur paroxysme.
Mais, un an après sa première représentation, cette production très datée a déjà pris quelques rides. Visuelles, surtout. Le coup des pancartes brandies (avec les portraits de Poutine, Sarkozy, Berlusconi, Rajoy, Cameron, Blair, Bush…, sauf Merkel), des petits drapeaux agités sur ordre, tout cela sent le réchauffé, et l’efficacité dramatique est douteuse. Les violences gratuites, les frappements de barrières métalliques par les matraques des policiers font frissonner mais paraissent redondants.
Alexander Tsymbalyuk est un grand Boris : voix puissante, émission bien timbrée et articulation parfaite. Il émeut profondément, la vidéo soulignant l’expression des traits, ce qui ne devait pas être perceptible de la salle. Sa relative indifférence du début se mue progressivement en une voix riche et superbement conduite. N’étaient la mise en scène et la direction d’acteurs, il emporterait notre totale adhésion. Espérons le retrouver dans une autre production… Le vieux Pimène est magistralement interprété par Anatoli Kotcherga, qui fut un Boris extraordinaire (Abbado). Sa voix a pris du grain mais n’en est que plus crédible pour le personnage qu’il incarne. Le récit du songe et de la guérison sur la tombe du petit Dimitri est un morceau d’anthologie, d’une vérité saisissante, chanté avec une sobriété exemplaire. Kevin Conners est un magnifique Innocent, émouvant, d’un beau timbre. La poésie et la force convainquent. Une belle paire d’ivrognes: Varlaam, (Vladimir Matorin, truculent), et Mikhaïl (Ulrich Ress) chantent remarquablement leur duo. Okka von der Damerau s’impose comme une aubergiste de grande qualité.
Le Grigori de Sergeï Skorokhodov est réussi scéniquement, mais sa voix terne manque de projection et d’articulation. Chouiski, retors, fourbe, courtisan manipulateur, ambigu, est Gerhard Siegel, dont la voix et la présence sont un des atouts de cette version. Dans l’esprit du metteur en scène, n’est-ce pas le personnage central, le faiseur de tsars ? Impeccable Chtchelkalov, tiré à quatre épingles, Markus Eiche a la voix chaude, distinguée.
Le tsarévitch Feodor est confié à une grande asperge, en jupe, avec des couettes. Provocation de Bieito, sans doute, mais qui altère la crédibilité du chant de Yulia Sokolik, pourtant frais comme il convient. La malheureuse Xenia, détruite par son malheur est Eri Nakamura, sans personnalité, semblant sortir de boîte.
Kent Nagano est chez lui à Münich, où il dirige depuis 2006. Il donne de belles couleurs à l’orchestre mais le souffle épique n’est pas forcément au rendez-vous. Le chœur est extraordinaire, d’autant que la mise en scène ne facilite pas sa prestation. Les enfants, nombreux, mais d’unissons parfaits, sont exemplaires de vie, particulièrement dans la scène de l’Innocent.
En conclusion, ce Boris ne révolutionne pas la vidéographie. Pour ceux qui préfèrent la partition originale de 1869, la version de Kolobov au Stanislawski (1991) s’impose naturellement: Le peuple est au centre de la distribution, sans personnalités majeures, certes, mais avec une harmonie parfaite, dans une mise en scène exemplaire par son dépouillement et son efficacité. Pour les autres, le regretté Claudio Abbado, a signé en 1993, la version qui demeure la référence.
* A la fin de l’Enlèvement au Sérail, Constanze abattait joyeusement Selim, et Pedrillo, Osmin, … toutes les filles y passaient. (Berlin, Komische Oper, 2004);