Nous sommes au Metropolitan Opera, l’après-midi du 7 avril 1962. La représentation est enregistrée pour la radio dans le cadre des mythiques retransmissions des matinées lyriques du samedi. Témoignage, ce disque l’est totalement, tout d’abord par la qualité de la transcription sonore, honorablement restaurée. Ensuite par la présence du public : comme c’était le cas, en Italie surtout, dans les années 60, les spectateurs applaudissent les chanteurs à leur première entrée, et hurlent à pleine voix à peine la dernière note lancée. Ils viennent là, comme aujourd’hui les amateurs de matchs de foot, pour s’amuser, voire se défouler.
Et là ils sont gâtés : cette Tosca réunit trois monstres sacrés, qui chantent au Met depuis peu, mais qui ont déjà gagné leurs galons de vedettes « maison » où ils accompliront la plus grande partie de leur carrière. Et que peut-on désirer de plus ? Tosca n’est pas une midinette, Mario n’est pas un peintre du dimanche, et Scarpia n’est pas un enfant de chœur : il faut pour les interpréter des chanteurs-acteurs qui aient des tripes. Bien sûr, on ne peut juger de la qualité du jeu scénique, mais l’audition seule suffit à créer l’atmosphère, à mettre en place les personnages, et l’on marche totalement.
Leontyne Price a 35 ans, elle est déjà une grande vedette depuis une dizaine d’années, et Tosca est, après Aïda, l’un de ses rôles fétiches. La voix, magnifique d’autorité et de classe, brille par sa musicalité et des nuances raffinées. On apprécie aussi la jeunesse du timbre et le contrôle de l’instrument. Le personnage est tout à fait dans la grande tradition, sans bien évidemment atteindre Callas. Cornell MacNeil a 40 ans, et cela fait trois ans qu’il chante au Met. Il est reconnu comme un très grand Scarpia, malgré un certain manque de noirceur : son entrée à l’église, par exemple, ne donne pas vraiment la chair de poule (il est vrai qu’il est applaudi à ce moment clé, ce qui gâche un peu l’effet). Mais la voix est belle, fort bien timbrée, et les intonations sont, là aussi, une parfaite illustration de la grande tradition. Le cas de Franco Corelli est quelque peu différent. Le ténor, célèbre pour sa voix autant que pour sa plastique, a 41 ans et il est, lui aussi, déjà une immense vedette internationale1. On retrouve dans cet enregistrement live tous les défauts habituels du chanteur : un style plus vériste que puccinien, des notes tenues plus que de raison au détriment de la partition, des attaques par le bas ou par le haut, c’est selon, des coups de glotte, bref des habitudes souvent irritantes. Mais quel chant ! Et quelles émotions physiques l’on ressent, même au disque, dans le fracas de ses forte.
Les autres protagonistes sont honorables et point trop caricaturaux. En revanche, à la tête d’un orchestre assez fade, la direction de Kurt Adler est entachée de grandes lenteurs, avec des tendances à la lourdeur, et même à traîner quelque peu. Mais c’est aussi l’époque où les vedettes lyriques imposent encore parfois à certains chefs leurs propres tempi, les « dirigeant » en quelque sorte. C’est donc – au niveau de l’orchestre et du chef –, et malgré les vedettes, une représentation de routine comme on en connaissait tant à la même époque dans beaucoup d’autres théâtres, y compris Garnier.
Témoignage d’une époque révolue ? Pas seulement : témoignage d’une certaine manière de faire, d’un savoir chanter et de la façon dont se déroulait une représentation il y a 50 ans. La discographie de Tosca est pléthorique en qualité comme en quantité. Si cet enregistrement ne peut prétendre rivaliser avec le haut de la liste (notamment Callas et Vaness), il présente des qualités qui font qu’il ne saurait être laissé pour compte.
Jean-Marcel Humbert
1 Il avait fait ses débuts au Met l’année précédente avec Leontyne Price : il va y participer au total à 368 représentations. On se souvient de son passage éclair à Paris où il chanta de nouveau une Tosca mémorable au début des années 70, avec Antonietta Stella et Gabriel Bacquier. Passage éclair car déjà énervé de ne pas avoir eu à l’aéroport les égards dus à son rang de star comme Callas en décembre 1958 (ni directeur de l’opéra, ni chauffeur ni fleurs), il ne supporta pas d’être sifflé à la première après avoir canardé une note de « E lucevan le stelle », et repartit aussi vite qu’il était venu, entraînant l’annulation des représentations suivantes. Ce dont on peut se souvenir – malgré ce regrettable incident – est une voix hors du commun, peut-être la plus forte qu’il m’ait été donné d’entendre à Garnier, avec celle de Nilsson.