Le Prince Igor est un opéra qui ne court pas les scènes. Le temps de Diaghilev est loin et la France ne s’est plus guère intéressée à l’unique opéra de Borodine : Strasbourg l’a programmé en 2002, mais cela semble bien être l’exception qui confirme la règle. Quelle injustice, pourtant ! En dehors des (trop ?) célèbres Danses polovtsiennes, cette partition regorge de moments magnifiques, d’airs et de chœurs aux climats variés, qui ne sauraient manquer de remporter l’adhésion du public.
Il y a bien une raison à cela, et c’est évidemment la suspicion avec laquelle notre époque regarde tout ce qui a pu être orchestré par Rimski-Korsakov. On ne jure plus désormais que par le Boris de 1869, parce que la version postérieure aurait été « profanée » par Rimski. Et comme Le Prince Igor a été achevé, orchestré, mis en forme, réécrit, ce qu’on voudra, par le même Rimski, Le Prince Igor est voué aux oubliettes. Par chance, il y a plusieurs manières de cracher sur Rimski-Korsakov, la plus intelligente consistant à se dispenser de son intervention pour monter quand même l’opéra de Borodine en faisant avec les moyens du bord. Les manuscrits collectés en 1944 par le musicologue Pavel Lamm ayant enfin été publiés en 2011, il est désormais permis de se débarrasser de tout ce qui n’est pas du pur Borodine, à condition de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
A New York, le chef et le metteur en scène se sont associés pour établir leur propre version de l’œuvre. Disparaissent ainsi l’ouverture, largement due à Glazounov, et tout ce que Rimski avait bâti à partir des brouillons retrouvés chez Borodine après sa mort, survenue dix-huit ans après le début de la très laborieuse composition du Prince Igor. Et pour Dmitri Tcherniakov, l’occasion était trop belle pour ne pas réagencer toute l’intrigue (plutôt que de réécrire Don Giovanni comme il a tenté de le faire à Aix-en-Provence, peut-être le metteur en scène russe pourrait-il s’attaquer aux Contes d’Hoffmann et à tout autre opéra laissé inachevé ?). A part le prologue, laissé intact, les quatre actes habituels ont été remodelés et ne sont plus que trois : le camp polovtsien des deuxième et troisième actes occupe désormais le premier (c’est aussi le cas dans la mise en scène de Youri Lioubimov à Moscou), l’ordre des scènes et des airs a été modifié, le tout pour aboutir à un portrait d’Igor en anti-héros traumatisé par les horreurs de la guerre, en proie à toutes sortes de visions.
Sans remonter jusqu’au film d’opéra réalisé à l’époque soviétique, on se doute donc que le présent DVD n’a guère à partager avec les productions traditionnelles jusqu’ici disponibles en DVD (Bolchoï 1981 avec Nesterenko, Mariinsky 1993 dirigé par Gergiev), ni même avec le spectacle réglé par Andrei Serban à Covent Garden en 1990, jadis commercialisé en vidéo-cassette. L’action est transposée aux alentours de la Première Guerre mondiale, et se déroule en partie dans un décor hyper-réaliste d’architecture russe, en partie dans l’imaginaire d’Igor, symbolisé par un vaste champ de coquelicots (le camp polovtsien). Cela fonctionne plutôt bien, à condition d’être vigilant pour bien comprendre que la soudaine réapparition de Vladimir et de Kontchakovna au dernier acte n’a lieu que dans l’esprit d’Igor. En gardant pour la fin le monologue désespéré d’Igor, il semble que Tcherniakov ait voulu conclure l’opéra sur une note amère, mais il n’en est rien, puisque « La crue du Don », morceau orchestral placé à la toute fin, nous montre un Igor à bout de forces qui montre cependant l’exemple, en entamant la reconstruction du palais tombé en ruines. Pour sa première intervention à New York, Tcherniakov offre un spectacle fort mais sage, dépouillant l’opéra de son orientalisme superficiel et en s’efforçant de la rendre crédible pour des spectateurs adultes.
Près d’un siècle après l’avoir donné en création américaine en 1915 (mais en italien !), le Met a fort bien agi en reprenant Le Prince Igor, en russe cette fois, et avec une distribution quasi idéale. Acteur excellemment dirigé, Ildar Abdrazakov est un baryton-basse aux nobles couleurs, comme le montrait au disque son récent récital russe, assez juvénile pour nous éviter l’impression que le héros est un noble vieillard, et son timbre se distingue suffisamment de celui de Mikhaïl Petrenko, Galitski veule à souhait, mais lui aussi jeune et d’autant plus redoutable qu’il est tout à fait présentable. Dans le rôle plus épisodique de Kontchak, grimé en Tchang Kaï-Chek, Štefan Kocán aligne quelques jolies notes graves. Et dans un tout autre style, Vladimir Ognovenko ajoute à son répertoire encore un rôle de pleutre dangereux, Borodine ayant été assez influencé par le succès de Boris en 1874 pour rajouter au scénario l’équivalent de Varlaam et Missaïl, et en Ierochka trompettant, Andrey Popov donne une digne réplique au Skoula d’Ognovenko. Le suave Sergey Semishkur relève du luxe dans le rôle trop court de Vladimir, et l’on est donc ravi de le réentendre au dernier acte, accompagné de la très voluptueuse Anita Rachvelishvili en Kontchakovna. En Iaroslavna, Oksana Dyka parvient à dissiper le très mauvais souvenir laissé par son Aïda parisienne : dotée d’un superbe présence scénique, elle campe un personnage à la fois touchant et digne, loin de certaines matrones russes à la voix pâteuse. Quant à Gianandrea Noseda, il se révèle tout aussi souverain dans ce répertoire que dans la musique italienne à laquelle il est plus ordinairement associé. Merci au Met, à son orchestre et à ses chœurs, pour avoir redonné sa chance à ce prince qu’on aimerait voir plus souvent, en héros ou anti-héros.