Janine Reiss occupe, dans le monde lyrique français, une place bien particulière depuis fort longtemps, comme si le temps n’avait pas de prise sur sa longue carrière, débutée après la seconde guerre mondiale et poursuivie chaque année encore auprès des stars du début du XXIe siècle. Peu connue du grand public, elle a pourtant œuvré en coulisses à la préparation de spectacles et d’artistes lyriques qui ont occupé le devant de la scène, en France et dans les plus grands opéras du monde.
C’est dire l’intérêt qu’il y avait à lui donner la parole, pour un livre d’entretiens publié par les éditions Kirographaires à l’automne 2011 (le texte semble curieusement dater de 2007). On y découvre d’abord et avant tout une personnalité qui n’a jamais cherché la lumière médiatique et qui a toujours mis son travail au service de la musique. Elle raconte sa vocation, au service de la voix, et les rencontres qui lui ont permis de se réaliser pleinement. Excellente dans la lecture à vue des partitions, sur trois portées (les deux du pianiste et celle du chanteur), amoureuse de la voix, le plus riche des instruments, elle a rapidement quitté la seule sphère des accompagnatrices pour développer un véritable métier : « professeur de rôle » comme elle le dit elle-même, plutôt que « chef de chant ».
Ni accompagnatrice passive, ni chef d’orchestre, ni professeur de chant au sens strict, Janine Reiss explique parfaitement le rôle qu’elle a joué aux côtés des artistes, pour les aider à approfondir leur approche des personnages, à s’insérer musicalement dans la dramaturgie et, dans certains cas, à améliorer leur prononciation (« je suis pour le « r » un peu roulé en avant »). Il s’agit d’un travail de très grande précision, que seules les plus grandes maisons d’opéra peuvent se permettre d’organiser, pendant les répétitions elles-mêmes. A l’Opéra de Paris, où elle a travaillé au cours de deux périodes (1973-1980, avec Rolf Lieberman et 1995-2004, avec Hugues R. Gall), elle raconte les trésors de diplomatie qu’elle a dû déployer pour apporter de nouvelles méthodes de travail aux chefs de chant qui se considéraient comme plus légitimes qu’elle. Son analyse apporte un angle intéressant sur le legs de Lieberman et de Gall, auquel elle voue une grande admiration. On se rappelle l’avoir vue, pour préparer le Guillaume Tell donné à Bastille en 2003 avec une distribution non principalement francophone (Hampson, Papian, Giordani), prêter une attention de tous les instants aux artistes, pour atteindre l’excellence.
Tout au long de l’entretien, Janine Reiss raconte ses séances de travail, ou la partition en main, avec ceux qui ont fait l’histoire de l’opéra au XXe siècle. Denise Duval et Francis Poulenc, pour la création de La voix humaine, mais aussi Pierre Boulez, Herbert Von Karajan avec lequel elle a travaillé sur Pelléas, habitent ces pages. Maria Callas occupe un chapitre entier, tant les relations des deux femmes ont été intenses et marquantes. Janine Reiss fait partager, non sans émotion, son admiration pour celle qui fut son amie et dont elle illustre l’intensité de son rapport à l’art. Elle fait aussi, pudiquement, sentir sa fragilité, sans trahir de secrets. Les souvenirs de Janine Reiss du Don Giovanni filmé par Joseph Losey, avec R. Raimondi, J. Van Dam ou T. Berganza, sont également intéressants, en particulier sur les conditions dans lesquelles elle devait accompagner, au clavecin, les récitatifs tournés en plein air.
Le texte comporte enfin quelques brefs chapitres consacrés à trois œuvres clés, Don Giovanni, Carmen et Pelléas dans lesquels elle démontre sa connaissance du répertoire. Michel Glotz, Suzanne Sarroca, Raymond Duffaut et Mady Mesplé ont complété l’ouvrage en donnant leur témoignage personnel sur Janine Reiss.
On aurait aimé que l’entretien aille parfois plus loin dans la précision technique sur le travail de certaines œuvres ou de certains airs, car dans le secret du travail que Mme Reiss a réalisé avec les chanteurs, il y a, c’est sûr, des pépites qui ne devraient pas se perdre. Il est, par exemple, passionnant de lire comment Maria Callas décrivait « Vissi d’arte »: « un moment terrible qui casse l’action », où on doit se mettre à chanter alors que, jusque-là, le drame commandait tout… Des exemples musicaux, extraits de partitions à l’appui, auraient pu enrichir considérablement l‘ouvrage.
Le portrait d’ensemble reste très intéressant et c’est un témoignage de premier ordre que les éditions Kirographaires offrent au passionné d’opéra.