Ce récital ressemble au portrait de la pochette. Beau et impressionnant, un peu farouche, et d’une mâle énergie. Mais ce que la photo montre moins, c’est ce qui se cache derrière cette puissance : servies par des moyens vocaux qui n’ont pas besoin d’être ostensibles, une douceur, une pudeur, une intimité, une délicatesse de touche, qui font tout le prix de cet album, le premier de Kartal Karagedik.
C’est un signe : lui qui fait une belle carrière à la scène, il aurait pu opter pour un récital d’airs de baryton. Almaviva, Don Giovanni, Falstaff, Rodrigo, Onéguine, Donner, Zurga, Boccanegra, il n’aurait eu que l’embarras du choix parmi ses rôles.
Or, en résidence à l’opéra de Hambourg depuis une dizaine d’années, et plutôt spécialisé dans le répertoire italien (après des études de chant à Bologne), il a donc choisi sa langue d’adoption pour son premier enregistrement, et même le lied, quintessence de la culture germanique.
Et de le consacrer à un Schubert qui pourrait sembler austère, celui inspiré par l’Antiquité grecque. Peut-être parce qu’il se souvient, lui qui est né à Izmir, de l’impression forte reçue lors de visites à Éphèse lorsqu’il était enfant.
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Jadis Dietrich Fischer-Dieskau avait dédié un 33 tours, sous-titré, Spiegel der Antik, au même thème et on y trouvait une dizaine des lieder choisis par Kartal Karagedik. Sans parler des Hotter, Hampson, Terfel, ou plus récemment Quastoff, Goerne, Gerhaher ou Krimmel qui ont enregistré ceux-ci ou d’autres.
L’immense Helmut Deutsch
Karagedik entre dans ce cénacle avec une approche très personnelle. Il suffirait d’en prendre pour exemple le très beau Die Götter Griechenlands, l’expression même par Schiller d’un monde parfait, à jamais perdu. Par les seules suggestions très automnales d’une émission dans le masque, dans un pianissimo constant, très intime, par de furtifs passages en voix mixte, par le seul velours du timbre (et un bref forte, très maîtrisé, en voix de poitrine), il s’installe dans un climat de méditation d’une térébrante nostalgie.
Ajoutons à cela le piano ici très cristallin d’Helmut Deutsch, jouant lui aussi sur les sonorités, ses timbres argentés contrastant avec les tons de feuilles mortes que prend ici la voix. Kartal Karagedik sert Schubert en compagnie d’un des plus grands partenaires qui soient aujourd’hui, dont le piano, magnifiquement capté, va de houles orchestrales à des finesses de célesta.
La patine d’un vieux liedersänger
Un chant donc très tenu, très réfléchi, mais très sensuel aussi. Qu’on écoute les pleins et les déliés, le legato envoûtant, l’accelerando grisant (à partir de « Ich komme ») et tout simplement la beauté du timbre dans Ganymed.
Chose étonnante, il y a chez ce chanteur dans sa jeune maturité une densité, une sensibilité feutrée, une retenue qui évoqueraient parfois la patine, l’expérience, la sagesse d’un très vieux liedersänger…
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Mais si ses réserves de puissance sont évidentes, Kartal Karagedik, plutôt que de leur lâcher la bride, s’attache à un travail d’orfèvre sur l’émission, sur le placement de la voix, sur les allées venues incessantes entre le projeté et le retenu, l’héroïque et l’introverti, l’expansion et la confidence. Appuyé évidemment sur le sens du texte, à l’instar de Schubert lui-même.
Sur le velours
Cette confidentialité, cette suggestion de fragilité, on les entend dans nombre des lieder ici choisis, ainsi le tendre Hippolits Lied, ou dans les strophes les plus démunies (presque des romances) d’An die Leier et surtout dans la plupart des nombreux textes de Mayrhofer.
Helléniste érudit à la situation ambigüe (il essayait de concilier ses opinons politiques libérales et ses fonctions de censeur des livres dans l’Autriche de François II), Johann Mayrhofer fut présenté à Schubert par Spaun et devint l’un de ses plus proches amis. Personnage tourmenté, il peuple ses poèmes de héros solitaires et exilés.
À l’image de Philoktet, qui abandonné sur une île déserte s’est vu dérober son arc par le rusé Ulysse, dont il implore la mansuétude dans un lied dramatique ; ou d’Atys, une manière de ballade, l’histoire du jeune homme se jetant à la mer pour échapper à Cybèle, que Karagedik anime en conteur ; ou encore de Memnon, lied douloureux : condamné à se taire et à ne pouvoir chanter qu’au lever du jour, Memnon souffre qu’on croie son chant joyeux alors qu’il n’exprime que sa douleur de ne pouvoir rejoindre l’Aurore sa mère, pour devenir une étoile auprès d’elle. De là, un lied tout d’intériorité, chanté mezza voce, la plainte de celui (Mayrhofer lui-même ?) dont la souffrance reste incomprise.
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Dans un lied méconnu comme Der entsühnte Orest qui commence comme une fresque héroïque avant de s’achever en prière fervente, Karagedik paraît traverser toutes les possibilités de sa voix.
Tandis qu’il pare de son plus beau velours la prière fervente et mélancolique du célèbre Lied eines Schiffers an die Dioskuren. Ce tissu vocal melliflue, on l’entend aussi dans Aus Heliopolis I, où l’aspiration à la lumière, au soleil, à la vie dans la lumière, s’exprime dans un chant presque tout entier en voix mixte, impalpable et pianissimo, sur le mode du less is more.
Les grandes orgues
En contraste total avec cette douceur, Aus Heliopolis II est une injonction violente (de Mayrhofer à son ami Schubert semble-t-il) à embrasser le monde de toute sa force, à viser ce qui est grand, à exprimer « les tempêtes puissantes » et à « respirer l’éther sacré ». Il semble que Mayrhoher, chez qui Schubert vécut entre 1818 et 1820, s’alarmait de l’alcoolisme et de la déréliction où sombrait son ami et l’enjoignait de réagir en créant.
Car si Karagedik a le goût de travailler le doux et l’introverti, il n’a pas peur du monumental.
D’ailleurs Prometheus qu’il a choisi comme portique aurait de quoi pétrifier d’emblée l’auditeur. Prométhée s’adresse à Zeus et le défie. Karagedik et Deutsch font l’un et l’autre dans l‘immense, du moins dans la première strophe. Ensuite c’est une manière d’arioso, un monologue autant qu’un lied, qui fait penser à Beethoven ou à Weber, aux intentions sans cesse changeantes, où le chanteur doit recourir à tous ses registres, de l’altier au confidentiel, de la douleur et de la nostalgie d’enfance à l’appel à la révolte.
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Symétriquement, à la fin du disque, Grenzen der Menschheit (de Goethe lui aussi), morceau immense (presque huit minutes !) reprendra le thème de la fragilité humaine face aux Dieux, s’ils existent, ou au Cosmos : si chaque homme ne fait dans la vie qu’un furtif passage entre deux néants, du moins il est un maillon dans une chaîne infinie et immortelle. Porté par un piano grandiose, la profération majestueuse alterne avec une méditation en demi-teintes inspirées. La voix est immense et opulente, mais sans rien d’ostentatoire. Sobriété et recueillement, gravité et profondeur, à tous les sens du mot (les graves sont somptueux).
L’œuvre au noir
De haute volée aussi, l’illustre Atlas (Heine) sur un accompagnement bondissant et ténébreux d’Helmut Deutsch (quel piano et quel pianiste !). On ne sait ce qui est le plus beau : l’impérieux incipit, où la voix prend toute son envergure, toute sa fierté, ses résonances de bronze, ou la séquence médiane, celle où le Titan s’avoue démuni et ces mots « Oder unendlich elend », deux fois murmurés, déchirés, avant une fin colossalement désespérée.
Pour Gruppe aus dem Tartarus (Schiller) Karagedik fait appel d’abord au plus noir de sa voix, à ce qu’il trouve de plus furieux au fond de lui-même (et de plus tendre, de plus gracile pour « Folgen thränend seinem Trauerlauf ») avant de surenchérir de violence pour répéter trois fois, fortissimo et crescendo, « Ob noch nicht Vollendung sei ? – N’est-ce pas la fin ? » Puis à nouveau à pleine voix, trois fois « Ewigkeit – Eternité ». Intéressant de comparer cette interprétation d’une brutalité assumée, avec celle de Terfel, non moins noire, mais toute en détails virtuoses.
Disque formidable d’ampleur, de maîtrise, d’introspection, et bien sûr de majesté vocale. De maturité aussi et fruit, imagine-t-on, d’échanges avec le maître Helmut Deutsch, puits de savoir en matière de lied, comme le fut un Gerald Moore et comme l’est un Malcolm Martineau.
La dernière plage est le chevaleresque An schwager Kronos, pris sur un tempo étonnamment retenu (comparer avec la fougue récemment d’un Konstantin Krimmel).
Sans doute témoignage d’un tempérament grave et profond, celui qui donne tout son poids à cet album marquant.