On pourrait consacrer l’essentiel de ce compte rendu à chanter les louanges de Roberto Alagna. Et ce serait amplement mérité. Ce nouvel album le montre intact de jouvence, d’éclat et de mordant. Trente ans après ses débuts au concours Pavarotti, Alagna affiche une santé vocale insolente. Tout est chanté avec vaillance, aucun subterfuge ne vient amoindrir la sincérité d’un artiste qui veut en permanence tout donner. A ces moyens physiques somptueux, à cet engagement de chaque instant, à toutes ces qualités que Sylvain Fort détaillait avec gourmandise dans son récent article d’hommage, il faut ajouter une diction qui permet de comprendre toutes les inflexions des textes et de singulariser les personnages avec intelligence, loin du cliché du ténor qui aligne ses rôles en les claironnant de manière toujours semblable. A 55 ans, beaucoup de ses collègues ont leur avenir derrière eux et montrent des signes de fatigue. Rien de tel ici, et on attend avec impatience les prochains enregistrements d’un artiste qui semble ne jamais se reposer sur ses lauriers.
Pourtant, la prestation d’Alagna, si solaire soit-elle, n’est pas la chose la plus essentielle de cet album. Ce qui est fabuleux, c’est qu’un artiste de cette trempe, dans un répertoire où il est aussi à l’aise, sache faire sa place – et quelle place ! – à sa partenaire, Aleksandra Kurzak. Il faut entendre la façon qu’il a de communiquer son excellence à la soprano, de l’amener sur les cimes où lui évolue depuis longtemps, en entourant sa voix lorsqu’elle donne des signes de fragilité, en la laissant se déployer en toute liberté lorsqu’elle a trouvé son assise. Le duo de Madame Butterfly est un parfait exemple : Alagna commence, et donne le ton, d’abord celui de la douceur et de la mise en confiance, qui aide la soprano à poser les fondations de son chant, puis il fait monter la passion, qui embrase aussi vite sa partenaire. Une fois le flambeau allumé, cela devient un festival d’aigus, un concours à celui qui lancera les notes les plus enivrantes.
La carrière déjà prestigieuse de l’artiste polonaise a permis à de nombreux spectateurs de relever ses atouts : une technique souveraine, affûtée par la fréquentation du bel canto, doublée d’une expressivité très sure, et surtout, le je-ne-sais-quoi qui fait défaut à tant de jeunes chanteuses du circuit international : une couleur vocale, un grain immédiatement reconnaissable, une griffe qui lui appartient en propre, et qui la distingue de tant d’autres « jolies voix ». Aleksandra Kurzak sait en outre caractériser ses personnages, sans verser dans l’outrance : elle est une Tosca jalouse mais pas hystérique, une Manon légère mais pas minaudante, une Mimi touchante mais qui ne larmoie pas … Des ombres d’un glorieux passé sont audibles dans son chant. Tantôt Freni pour la sincérité, tantôt Callas pour la fêlure du timbre, tantôt Scotto pour la fièvre dans l’aigu : mais Alexandra Kurzak ne copie personne. Elle butine son miel partout où cela lui semble bon, et offre sa synthèse, toute personnelle. Loin donc d’être l’album people que certains craignaient, ce disque propose deux artistes à égalité : l’un au sommet de ses moyens, l’autre prête à accéder aux plus hautes marches du monde lyrique. Un passage de témoin ?
A noter enfin, la qualité de l’accompagnement orchestral de Riccardo Frizza à la tête du Sinfonia Varsovia. Alors que Puccini réclame normalement la continuité et le temps long, le chef parvient à donner vie à ces extraits d’opéras si peu aptes à être coupés en tranche. Flattés par une prise de son qui ne craint pas l’hédonisme, les instrumentistes polonais déversent un flot de beautés presque excessives. Le tragique puccinien n’est pas toujours au rendez-vous, mais il est presque impossible de résister, surtout que cette démonstration d’orchestre grand style est en parfaite adéquation avec le chant de deux tourtereaux de l’art lyrique. Beaucoup vous diront que tout cela est du kitsch, du marketing, du clinquant. Ils ont tort. C’est de l’amour en musique, tout simplement.