Au seul nom d’Andrea Bocelli, la plupart des lyricophiles font la grimace. Le ténor italien s’est tant illustré dans la variété et le cross-over que beaucoup le considèrent comme un corps étranger dans le monde très étanche de l’opéra. Et pourtant, malgré ses millions d’albums vendus et son statut d’icône auprès d’un public assez pop, Bocelli ne s’est jamais éloigné longtemps de la musique classique, et il répète à longueur d’interviews à quel point il est fier d’avoir été l’élève de Corelli. Après avoir enregistré des grands classiques du répertoire (Carmen, Tosca, La Bohême, …), il semble vouloir mettre sa notoriété au service d’un ouvrage moins célèbre : Manon Lescaut.
Beaucoup de groupies se précipiteront donc sur cet album pour la prestation de Bocelli. Et elles ne seront pas déçues. Après pas mal d’errements, le chant de Bocelli semble opérer un retour vers les fondamentaux. La voix qu’on entend ici est saine, bien conduite et rayonnante. Difficile toutefois de dire ce qui ressort précisément des mérites de l’artiste ou de la bienveillance des preneurs de son, tant la technique flatte ce timbre claironnant et viril, qui semble avoir acquis ces derniers mois un voile mélancolique qui en surprendra plus d’un. On est loin des mélopées susurrées sur les radios mainstream. Un vrai ténor puccinien se révèle ici, bien campé sur ses deux jambes et plein de l’élan lyrique qu’on attend d’un Des Grieux. Tout le duo du deuxième acte est admirable, et à verser dans les annales du chant italien.
Deuxième surprise de taille, pour un coffret que l’on croirait bâti autour du seul Bocelli : la qualité des autres chanteurs et de l’accompagnement. On a tant moqué les débuts de Placido Domingo comme chef, les critiques rivalisant de méchanceté à son égard. Il est vrai que les exemples réussis de chanteurs reconvertis dans la direction n’abondent pas, et que certains témoignages passés laissaient dubitatifs. Ce qu’on entend ici marque un nouveau départ. Tenant bien ferme les rênes de son orchestre de la Communauté de Valence, Domingo non seulement détaille avec amour toutes les subtilités de l’orchestration de Puccini (quelle harpe, et comme elle est brillamment captée !), mais il ne s’y perd pas, contrairement à beaucoup de confrères, et il sait toujours garder en vue la grande ligne qui court d’un bout à l’autre de l’opéra. Les tempos l’illustrent bien. Le chef ne traîne jamais, même dans les moments où la tentation est la plus forte. On n’ira pas jusqu’à dire qu’il dépasse des baguettes comme celles de Chailly ou Levine (la référence absolue dans cet opéra), mais il fait mieux que se défendre.
Javier Arrey est lui aussi une très belle découverte en Lescaut. Le nom du baryton chilien ne nous était connu que de réputation, nous l’avouons. Mais son chant est un modèle, dans un rôle que tant de hurleurs véristes ont défiguré : émission droite, vibrato parfaitement sous contrôle, timbre châtié. On en redemande. Maurizio Muraro est une jouvence dans le rôle de Géronte, qu’on distribue souvent à des basses en fin de carrière, et la pléiade de seconds rôles est parfaitement tenue. Bref, ce nouvel opus pourrait prétendre aux plus hautes marches du podium, s’il n’y avait un hic. Il est malheureusement de taille, puisqu’il concerne le rôle-titre. Ana Maria Martinez déçoit cruellement. Certes, toutes les notes sont là, mais qu’elles semblent difficiles à atteindre ! Le deuxième acte la montre à la limite de la rupture. Si les choses s’arrangent un peu par la suite, l’usure du timbre agace et étonne chez une chanteuse aussi jeune. Une telle contre-performance dépare l’ensemble de l’entreprise, et il est impossible de recommander une Manon Lescaut sans Manon. Dommage … Comme diraient les commentateurs sportifs, « on est passés tout près de l’exploit ».