Ce que démontre cet enregistrement, c’est qu’Antonio Pappano est le chef d’aujourd’hui qui est allé le plus loin dans la compréhension du langage et de la dramaturgie de Giacomo Puccini. A tous les chefs qui croient trouver dans Turandot un immense barnum exhaussant un degré plus loin le pathos des opéras précédents, il réplique avec une direction soulignant la modernité absolue de ce langage, et la tension extrême d’un drame qui est moins pathétique qu’implacable. L’articulation qu’il donne aux ensembles en particulier (« Non piangere Liù » et la suite) évite absolument d’enrober l’opéra de Puccini dans une sorte de fracas. Tout demeure ici d’une lisibilité inouïe, dans une maîtrise parfaite du crescendo émotionnel, c’est-à-dire avec une science rare du dosage sonore et timbrique.
Si l’enregistrement réalisé l’an dernier à Rome peut faire penser, par son cast avantageux, aux grands enregistrements de l’âge d’or, il faut avouer que le protagoniste véritable, c’est l’orchestre. Peu avant de quitter ses fonctions au profit de Daniel Harding, Pappano démontre qu’il a discipliné son orchestre au langage musical du XXe siècle avec constance et rigueur. Toute l’entrée de l’Acte II est d’une clarté de texture et d’une justesse de trait qui écarte la comédie chinoisante au profit d’une substance orchestrale foisonnante, et surtout considérée d’un seul tenant : la matière orchestrale se déroule avec une cohérence et une continuité que je crois n’avoir jamais entendue à ce point dans Turandot, faisant de l’orchestre le narrateur de cette fable. Karajan, à sa manière, l’avait fait, mais avec une profusion telle que l’orchestre tenait plus de la coulée de lave que du récit.
Ce n’est pas à dire que les chanteurs ici soient secondaires, mais ils ne valent qu’insérés dans cette alchimie qui les dépasse. Et c’est pourquoi il faut mentionner au premier chef le très impressionnant chœur dirigé par Piero Monti. Que dire des stars recrutées pour l’occasion sinon qu’elles sont moins des stars que des instruments entre les mains du chef. A cet égard, la palme revient à Sondra Radvanovsky, Turandot blessée et suprême trouvant dans les sonorités moirées de l’orchestre le plus vif stimulant de sa grande voix. Le cas de Jonas Kaufmann est un peu différent. Osera-t-on avouer qu’il manque à ce Calaf l’espèce de luxuriance de la quinte aiguë qui en fait un prince véritable. Il ne s’agit pas seulement de réussir le si de Nessun Dorma, mais de faire valoir l’éclat singulier, barbare, ou tartare, de ce mystérieux héros. Le ténor allemand ne possède pas cela, et c’est un peu dommage, mais il s’en sort avec ce qu’il sait le mieux faire : des accents d’animal aux aguets, l’humanité déchirée de l’homme esseulé face à l’épreuve, et Pappano l’accompagne dans cette voie. Ermonela Jaho est une Liù de haut vol, qui fait penser à Freni. Tous les seconds rôles sont fastueusement tenus (Spyres, Pertusi…).
Il faut préciser que le finale est ici celui d’Alfano, dont il n’est pas certain qu’il soit marqué du sceau du génie, mais qui permet de conclure crânement cet enregistrement qui nous dispense de tant de versions bruyantes ou fanfaronnes. En 2024, on commémorera les 100 ans de la disparition de Puccini : ce disque est d’ores et déjà un jalon majeur de ce centenaire.