La représentation de Die Fledermaus en fin d’année à l’Opéra de Vienne, et non pas au Volksoper, temple de l’opérette, est une véritable fête pour le public, auquel on réserve une surprise. Lors de la réception dans le grand finale du deuxième acte, on invite un artiste célèbre hors distribution. Il chante un ou deux morceaux, pas forcément liés d’ailleurs à l’atmosphère straussienne du moment. C’est le cas dans cet enregistrement de la soirée du 31 décembre 1960, quand paraît rien moins que Giuseppe Di Stefano, et que le ténor se lance dans la plus célèbre de toutes les mélodies napolitaines, « O Sole mio ». On apprécie le soin et la fougue contrôlée qu’il met en œuvre, même si on sent l’aigu passer un peu en forçe (la fin de carrière — et l’errance dans Andrea Chénier en 62 — sont proches…). Sa belle sobriété n’a d’égale que celle de l’orchestration utilisée par Karajan, à une époque où des réécritures affreusement déliquescentes gâtèrent bien des récitals de mélodies napolitaines par des grands ténors. Ensuite, dans un allemand fort correct mais un peu ensoleillé, Di Stefano distille la romance de Franz Lehár « Dein ist mein ganzes Herz (Je t’ai donné mon cœur) », tirée de Das Land des Lächelns (Le Pays du sourire), que le public salue d’une salve d’applaudissements émus dès l’introduction orchestrale. Le grand “Pippo” n’y recherche pas le brillant mais propose son art du chant et sa séduction propre, avec de belles nuances. Le public lui réserve un accueil chaleureux, il faut dire qu’il est à la fête lui-aussi, tant on l’entend réagir avec plaisir et s’amuser franchement, en éclatant littéralement de rire plusieurs fois.
L’auditeur ne comprenant pas l’allemand demeure évidemment un peu extérieur à cette euphorie. Remarquons que souvent le public non germanophone voit arriver avec ennui ce troisième acte surtout constitué de dialogues, et de scènes d’hommes ivres. Les Viennois sont enchantés au contraire, car ils vont avoir droit à un véritable numéro d’acteur.
Josef Meinrad, comédien bien-aimé du public et connu un peu hors d’Autriche pour son activité cinématographique, notamment dans les Sissi où on le retrouve en colonel galonné, est Frosch (dont on pourrait traduire le nom en grenouille), et sa seule parution déchaîne l’enthousiasme.
Ces anecdotes mises à part, qu’en est-il de la musique du grand Johann Strauss ? Les interprètes sont des habitués du genre qui ne s’écartent pas ici de la routine… Hilde Güden est la plus pulpeuse des voix allemandes, elle fait merveille dans ce répertoire et on l’y retrouve toujours avec plaisir, tant elle s’y sent à l’aise. Certes, comme les autres, elle ne se force pas, dans le sens qu’elle interprète Rosalinde avec naturel mais sans chercher ce petit chic supplémentaire, ce brillant fini qui parachèverait tout.
Rita Streich, en Adele, n’échappe pas à cet esprit de tranquille routine, et ne paraît pas toujours à la hauteur de sa réputation : on remarque surtout la minceur de la voix, et de plus, l’aigu final de son grand air du troisième acte est franchement laid et hésitant ; bien sûr, c’est toujours possible lors d’une représentation, mais c’est regrettable.
Le cas du héros masculin de l’opérette viennoise chanté par un baryton ou un ténor est clair et immuable : le meilleur des barytons ne saurait atteindre au brillant, à l’élan fougueux ou juvénile d’un ténor. Le valeureux Eberhard Wächter ne déroge pas à la règle. Une belle pâte de voix certes, mais aussi une épaisseur, une noirceur n’illustrant pas de manière brillante le rentier insouciant et un peu m’as-tu-vu qu’est Gabriel von Eisenstein.
Giuseppe Zampieri est un Alfred évidemment chaleureux, comme son nom en italien l’indique. Quand on entend ce qu’il fait, on regrette qu’il n’ait pas fait une carrière plus importante car bien des Alfreds allemands “râpent” et écorchent les airs d’opéras italiens qu’ils chantent depuis la prison.
Erich Kunz, chanteur chevronné lui-aussi, en tant que Frank, Directeur de la Prison, prête son beau timbre à « Wiener Fiakerlied », la sympathique chanson de cocher viennois, gentiment nostalgique, avec son accompagnement de bandonéon, guitare et violon, interprètée ici avec beaucoup de poésie et de sentiment.
Autre vieux routier, Walter Berry campe un Doktor Falke efficace et Gerhard Stolze en Prince Orlofsky, se tire dignement de sa tâche sans atteindre à l’étrangeté mystérieuse qu’un mezzo habituellement distribué dans ce rôle peut apporter..
Herbert von Karajan fait couler à flots le champagne depuis son orchestre, ciselant les brillantes et chaleureuses mélodies de Johann Strauss. On note quelques dispensables charges alla tedesca (n’est pas Willi Boskovsky qui veut), et des tempi précipités.
Le bonus appartient au grand chef, aristocrate dans le genre, mais le son un peu plat et cotonneux privé d’aigus freine un peu l’enthousiasme. On retrouve Hilde Güden, impeccable dans la célèbre Fruhlingsstimmen-Walzer op. 410 (Voix du printemps), ainsi qu’une surprise, An der schönen blauen Donau (op. 314) dans sa version originale pour chœur masculin, chanté avec beaucoup de soin par la Société chorale d’Hommes de Vienne.
Yonel Buldrini