En 2008, le festival de Glyndebourne décidait de mettre à profit ses archives en lançant son propre label CD. Ainsi reparait aujourd’hui dans un luxueux livret coffret la captation live d’un Idomeneo qui, le 14 août 1964, voyait scintiller deux jeunes voix appelées à briller au firmament : Gundula Janowitz et Luciano Pavarotti.
L’événement avait déjà fait l’objet d’une publication chez Melodram dans des conditions sonores moins favorables. Le premier intérêt de cette parution est donc de proposer un enregistrement nettoyé de bon nombre d’impuretés. Sans prétendre à la plénitude du studio, la qualité du son s’avère plus que convenable avec un bon rapport voix et orchestre, du relief et l’absence de ces effets de souffle qui nuisent souvent aux prises directes.
Le deuxième intérêt de cette captation est d’offrir un témoignage sur la manière dont on interprétait Mozart en général et Idoménée en particulier il y a près d’un demi-siècle, avant que la révolution baroque ne vienne bousculer les règles du jeu. Et – surprise ! – John Pritchard ne fait pas figure d’ancêtre comparé à ses jeunes successeurs. Sous sa baguette, le London Philharmonic Orchestra sonne vif, élégant, avec un sens des contrastes qui assure à l’ensemble une réelle présence théâtrale. Seul le Glyndebourne Chorus dépare : pupitres disjoints, appuis instables, manque de musicalité. La grandeur tragique de « O voto tremendo », dont la solennité annonce les grands ensembles du répertoire sacré (le Kyrie de la Messe en Ut mineur ou du Requiem), s’en ressent. D’autant que David Hughes n’est pas le moins irréprochable des Grands Prêtres de Neptune.
Là où notre époque prend l’avantage, c’est au niveau de l’édition retenue. Idomeneo a attendu 1951 pour être représenté en Grande Bretagne, à Glyndebourne d’ailleurs, grâce au chef d’orchestre Fritz Busch. A l’époque, la version proposée, due au compositeur viennois Hans Gal, empruntait autant à l’édition de 1786 qu’à l’originale de 1781 pour, au final, un cocktail musicologique discutable, assez éloigné de la version intégrale dont, aujourd’hui, nous avons la chance de bénéficier, la plupart du temps tout au moins. Malheureusement, treize années après, John Pritchard s’appuie sur le même matériau avec les mêmes coupures : le ballet final, les deux airs d’Arbace, la scène 4 de l’acte II, les scènes 4 et 5 de l’acte III sans parler des récitatifs écourtés, des airs abrégés (« Fuor del mar ») et des reprises évitées. On déplore surtout l’absence du rondo d’Idamante « Non temer, amato bene », ce qui nous amène à la troisième raison de se pencher sur cet enregistrement : la présence de Luciano Pavarotti.
Présence qui déroutera plus d’un mozartien orthodoxe. La voix radieuse du ténor italien n’est en effet pas de celles que l’on attend a priori dans ce répertoire. Il est vrai que dès son entrée – « Radunate i Trojani ite » suivi de l’aria « Non ho colpa » – Pavarotti détonne. Habitué aux Idamante mezzo-soprano, ce n’est pas un prince que l’on découvre mais un roi. Idomeneo se profile déjà derrière ce fils trop altier dont la sève et l’éclat traduisent moins les élans du jeune homme amoureux que l’héroïsme qui triomphera du monstre marin. La suite est taillée dans la même étoffe impérieuse d’une voix qui sait aussi dans les ensembles rabattre de sa splendeur pour se fondre dans la masse. Outre le rayonnement du timbre, le ton est châtié, l’interprétation engagée, plus en tout cas que bien des fois. Le chant se présente intact, dans sa superbe jeunesse, non encore entaché des tics vocaux qui, plus tard, pourront agacer. A vrai dire, on ne voit rien à reprocher au tenorissimo si ce n’est qu’à côté d’un tel Idamante, l’Idomeneo de Richard Lewis paraît bien terne, malgré un « Fuor del mar » simplifié.
L’autre étoile montante de la soirée, Gundula Janowitz, surprend moins. Les qualités mozartiennes de la soprano autrichienne, qui venait d’enregistrer quelques mois auparavant Pamina sous la direction d’Otto Klemperer (EMI), sont déjà connues. Une voix pure, verticale dont l’intensité auréole chacune des interventions d’une lumière bleutée. Un « Padre germani » à la majesté grave, un « Se il padre perdei » et un « Zefferetti lunsighieri » tout de nuances et de retenue qui l’un comme l’autre flirtent avec l’éternité : autant de miracles à chaque fois renouvelés malgré quelques raideurs dans la vocalise.
A l’opposé de ce chant à la beauté glacée, se trouve, tout aussi exaltant, le magma incandescent de l’Elettra d’Enriqueta Tarrés, parfois hasardeuse mais toujours inspirée. L’absence de vibrato caractérise aussi cette voix dont le tranchant n’est pas sans rappeler celui de Birgit Nilsson : une ligne acérée, une chair brûlante, une présence indéniable faite d’autorité et de démesure dont les erreurs d’intonation du « Soavi Zeffiri sol’ spirate » sont le prix à payer. Un « Tutte nel cor vi sento » enflammé fait oublier un « Idol mio » sur la corde raide. Plus encore, les hallucinations d’un « D’oreste, d’Ajace », dont dès le récitatif (« O smanie ! O furie ») on pressent la violence, nous laissent éreinté mais heureux.
Christophe Rizoud