Roberto Alagna vend son âme à Luis Mariano. La nouvelle agite depuis plusieurs mois les forums, provoquant, selon le camp, des réactions contraires. Du côté de Saint-Luis, on crie un peu au sacrilège mais on applaudit surtout l’initiative qui remet au goût du jour le chanteur, mort il y a plus de trente-cinq ans et dont on entretient toujours religieusement le culte ; les infidèles retrouvent le chemin du temple, les incroyants se convertissent, c’est plus que magnifique, c’est miraculeux. A l’opposé, les trois quarts des membres d’Opéra Giososo, le dernier né des salons lyriques, ne pensent pas acheter le disque. Les plus intégristes même brûlent celui qu’ils ont adoré, brandissent en pleurant ses Roméo et Don Carlo comme s’ils ne devaient jamais revenir, fustigent l’esprit mercantile qui l’anime, mettent dans le même panier d’osier sa tendre épouse, la soprano Angela Gheorghiu et, telle Alice Ford Falstaff, le jettent sans une once d’hésitation à l’eau. Difficile, au milieu d’un tel brouhaha, de raison garder. D’autant que la question se teinte d’inquiétude quand on apprécie les deux ténors chacun à sa manière, quand on craint qu’ils ne fassent bon ménage, quand on connaît toute la différence entre charme et charisme, lumière et éclat, douceur et vigueur, bref entre Mariano et Alagna.
Et si simplement, avant de se lancer dans la mêlée, on écoutait l’objet de la querelle. Il suffit de la première chanson, du fameux appel tyrolien de Mexico, pour dissiper immédiatement toute anxiété et rendre vain les débats ou procès d’intention. Un vent de bonne humeur soudain balaye le salon ; il soufflera jusqu’à la dernière plage. Hommage ici ne signifie pas imitation nostalgique, voire tentative de réincarnation mais résurrection, celle de l’esprit, de la joie tendre et simple qui anime ce répertoire bigarré que le prince de l’opérette en son temps magnifia. Pour chacun des titres qui composent l’album, Roberto Alagna sait trouver la voix et le ton qui conviennent sans renier sa propre personnalité, ni désobliger celle de son aîné. Technique naturelle ou mixte, contre notes de poitrine, yodle, tous les effets sont convoqués en fonction de la couleur recherchée. Tantôt éclaircir, alléger tout en évitant de sombrer dans la mièvrerie (Maria Luisa, Rossignol de mes amours, L’amour est un bouquet de violettes), tantôt jouer l’humour et la fantaisie sans grossir le trait, en préservant la sincérité et la dimension lyrique, essentielles (Mexico; La Belle de Cadix, Salade de fruits…). Ce travail se poursuit même à l’intérieur des chansons pour dissiper l’ennui que pourraient engendrer la simplicité de la forme et la facilité mélodique. Et puis, dernier atout majeur, en anglais, en espagnol ou en français, la diction, évidente toujours…
Dernier atout ? Non, pas tout à fait. Il faut souligner aussi les arrangements d’Yvan Cassar qui savent, avec le recul nécessaire, recréer l’ambiance propre à chaque musique, jouer habilement sur le décalage, reconstituer le son de l’époque tout en l’adaptant à la sensibilité de notre temps. Rythmes appuyés par les percussions, orgue de barbarie, swing, envolées symphoniques, éclairages cinématographiques, le chef réussit avec l’orchestre ce que le ténor accomplit vocalement : un tour de force.
Bien sûr, il ne faut pas non plus se voiler la face. La démarche n’est pas désintéressée. Pourquoi se limiter à une faible minorité, les lyricomanes, et négliger la majorité, tous les autres ? Sans hésiter, le ténor français fait de l’oeil au grand public, propose une version « Mariachi » de Mexico, inutile au demeurant, appelle à sa rescousse quelques paillettes du show-biz. C’est là sa seule faute de goût, surtout en ce qui concerne Arielle Dombasle, inconsistante, cruellement écrasée par son partenaire. Elie Semoun et Jean Reno tiennent mieux la marée, mi franchouillards, mi rigolards, un peu intimidés mais finalement sympathiques.
Alors disque commercial, oui certainement, mais brillant, honnête, intelligent. L’art lyrique retourne dans les chaumières la tête haute. Les grincheux en sont pour leurs frais, les cassandres aussi. Roberto Alagna est en ce moment incontournable. A la télé, dans les journaux, à la radio, il déclare à qui veut l’entendre « Chanter Mariano, ça rend heureux. ». L’écouter aussi, je vous le garantis.
Christophe RIZOUD
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