Après Habanera en 2010, qui se voulait une déclaration d’amour à l’Espagne*, Elina Garanča fait sa rentrée discographique avec un récital intitulé Romantique. Là encore, la bannière est suffisamment large pour que le programme puisse s’adapter aux goûts et aux couleurs de la mezzo-soprano lettone. Qu’est-ce que Romantique ? A peu près tout ce que l’on veut. « La définition du romantisme, c’est d’être indéfinissable », écrivait Claire de Duras en 1824. Près de deux siècles plus tard, la situation ne s’est pas arrangée. Romantique pour Elina Garanča semble d’abord correspondre à l’opéra français. De La Favorite (1840) au Roi d’Ys (1888), sept titres sur neuf appartiennent à notre répertoire. Romantique, c’est aussi Roméo et Juliette, évidemment, mais vus par Nicola Vaccai (1790-1848) et non par Gounod, voire Bellini, comme on aurait pu s’y attendre. Jeanne d’Arc – La Pucelle d’Orléans (1881) – selon Tchaïkovski achève de mettre à mal la cohérence de l’album. Tout au moins ces deux derniers titres ont-ils le mérite de l’originalité. « Giulietta! oh! mia Giulietta! – Ah! se tu dormi » et « Adieu forêts », chanté en russe, ne courent pas tous les récitals discographiques. Et ce n’est pas un hasard si, obligé à une sélection, l’on retiendrait en premier l’un ou l’autre de deux airs. Dans leur cas, peu de comparaisons qui tiennent. En l’absence de références multiples, on apprécie à loisir la plastique d’un timbre que les ans n’ont pas altéré, à l’image de la couverture du CD où Elina Garanča, toujours superbe, semble la sœur de Carole Bouquet. La beauté naturelle de la voix donc mais aussi des accents orgueilleux et une égalité de son sur toute la longueur qui font le prix de ce chant.
Cela suffit-il pour, sinon renouveler du moins raviver l’écoute d’airs aussi célèbres que « D’amour, l’ardente flamme » ou « Mon cœur s’ouvre à ta voix» ? Pas vraiment. Non pour une question de diction – Elina Garanča articule plutôt mieux que la moyenne et, exceptées quelques coquilles (l’inévitable « pouisse »), son français est très convenable –, ni même de style, mais plutôt pour une question d’interprétation. Et là, ce n’est pas la chanteuse mais le chef d’orchestre qu’il faut interroger. Romantique, pour Yves Abel, signifierait-il langueurs et complaisances ? Admettons mais reconnaissons que le parti-pris de tempi étirés et de sonorités douceâtres n’encourage pas la caractérisation. Quelle que soit l’héroïne, Marguerite, Dalila et même Léonore – cette Favorite dont l’air, nous dit Piotr Kaminski, est un des premiers grands solos pathétiques jamais composés pour une voix de mezzo-soprano – les portraits défilent, interchangeables, lisses comme une couverture de Madame Figaro. Les élans passionnés de Margared dans Le Roi d’Ys sont tempête dans un verre d’eau. L’écriture de Balkis (La reine de Saba) expose des tensions dans l’aigu auxquelles on ne s’attendait pas. Le travesti qu’Elina Garanča porte avec une sensualité troublante, ainsi qu’en témoigne au disque un Oktavian princier, ne trouve pas en Siebel (Faust) un terrain propice à étalage d’un charme pourtant indiscutable. Bref, on s’apprêterait à prononcer un avis définitif si les stances de Sapho ne venaient nous contredire. Ici, au contraire, la volupté sonore, l’étirement du temps rejoignent le luxe imperturbable du chant pour dessiner une poétesse magnifique. Comme quoi, il ne faut jurer de rien.
* Voir le dossier réalisé par Jean-Philippe Thiellay en 2010, à l’occasion de la sortie d’Habanera