Partition majeure de la musique sacrée française du XIXe siècle, le Requiem d’Alfred Bruneau connaît aujourd’hui sa deuxième version au disque. La première avait été enregistrée en 1994 par Jacques Mercier à la tête de l’Orchestre National d’Ile de France, et parue chez RCA. Indépendamment des mérites du nouvel enregistrement, dont nous discuterons un peu plus loin, il faut signaler que le couplage proposé par le premier était sans doute plus intéressant : il proposait en effet le bref « Poème lyrique » Lazare, texte rédigé par Emile Zola et mis en musique après sa mort par son grand ami Bruneau. On le sait – en tout cas, les habitués de Forum Opéra qui ont lu l’article consacré à Alfred Bruneau en 2012 le savent –, une longue collaboration unit l’auteur des Rougon-Macquart au compositeur du Rêve et de L’Attaque du Moulin, deux opéras parmi tant d’autres conçus d’après Zola. Puisque le Requiem (composé entre 1884 et 1888, et donc antérieur à la rencontre du musicien et du romancier) ne dure qu’une quarantaine de minutes, on conçoit la nécessité de compléter le programme du disque par une autre pièce, mais pourquoi diable être allé chercher la « symphonie » que Marius Constant a fabriquée à partir des principaux interludes de Pelléas et Mélisande ? N’aurait-il pas été plus judicieux de piocher parmi les nombreux intermèdes orchestraux des opéras de Bruneau, comme l’extraordinaire « Légende de l’or » dans Messidor, ou dans sa musique de scène pour La Faute de l’abbé Mouret, par exemple ? Compte tenu de la méconnaissance dont pâtit actuellement Alfred Bruneau, c’eût été faire œuvre utile.
Mais trêve de mécontentement, passons plutôt aux causes de satisfaction, qui sont nombreuses dans la version du Requiem que propose à présent Cyprès, fruit d’une captation en direct réalisée en novembre 2012 à Bruxelles (le concert associait à l’œuvre de Bruneau un choral de Bach et le Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg). Pour cette partition exigeant des effectifs colossaux, dont la création aurait dû avoir lieu au théâtre antique d’Orange, l’opéra royal de La Monnaie avait fourni ses choristes et son chœur d’enfants, auxquels se joignait le chœur de la radio flamande. On admire l’énergie de la masse vocale ici réunie, particulièrement frappante dans le grandiose Dies Irae. Dans son interview récemment publiée ici-même, Ludovic Morlot reconnaissait à la production de Bruneau « une beauté mélodique et une originalité harmonique qui la rendent intéressante à redécouvrir » : ce plaisir de la redécouverte s’entend ici dans la vigueur avec laquelle le chef français prend cette partition à bras-le-corps.
Quant au quatuor de solistes réunies pour l’occasion, la version Cyprès l’emporte incontestablement sur la plus ancienne. Loin de toute raucité expressive, Mireille Delunsch met au service de la partition un timbre laiteux aux aigus opalins, sans le vibrato caractéristique de Françoise Pollet. Nora Gubisch a des accents infiniment plus dramatiques que Sylvie Sullé. Le ténor lituanien Edgaras Montvidas, vu récemment dans La Traviata à Nantes (et qu’on retrouvera bientôt dans deux raretés, Les Barbares de Saint-Saëns à Saint-Etienne, et Herculanum de Félicien David à Versailles) a un timbre intrinsèquement plus séduisant que celui de Jean-Luc Viala, parfois engorgé ou nasal. Arkel le mois prochain Salle Favart, Jérôme Varnier est bien davantage une basse que Laurent Naouri, dont le grave semble parfois un peu artificiel. Un beau Requiem donc, mais à présent, il ne faudrait surtout pas laisser Alfred Bruneau reposer en paix dans la poussière des bibliothèques…