Si la France n’avait pas honte de son patrimoine, nous pourrions peut-être encore entendre l’opéra en cinq actes Quo vadis ? qui, lors de sa création à Nice en février 1909, valut au compositeur Jean Nouguès le plus grand succès de sa carrière ; le triomphe planétaire de l’œuvre lui valut notamment d’avoir pour interprètes Maria Jeritza à Vienne ou Mattia Battistini à Milan. Moins de vingt ans après sa première, cet opéra – que la critique avait comparé à de la « musique de casino » – n’en totalisait pas moins 7000 représentations à travers le monde ! Enfin, mieux vaut oublier (provisoirement) cette adaptation française du roman de Sienkiewicz et profiter de l’intérêt que d’autres pays manifestent pour leur musique, qui nous vaut une parution discographique du Quo vadis de Feliks Nowowiejski (1877-1946). Deux fois lauréat du « Prix Meyerbeer » pendant ses études, d’abord avec un oratorio intitulé Le Retour du fils prodigue, puis avec une symphonie, le jeune Feliks bénéficia de bourses qui lui permirent de voyager et de recueillir l’enseignement de Dvořák, de Mahler et de Saint-Saëns. C’est à cette même époque qu’il composa son Quo vadis qui fut joué dans la plupart des grandes villes occidentales, pour un total de 200 exécutions en 1939 (on est quand même loin de Jean Nouguès…).
Composée sur un livret en allemand, l’œuvre est divisée en cinq parties. La scène centrale, la plus longue, se déroule dans les catacombes ; elle est précédée de deux scènes montrant l’hostilité des Romains envers les chrétiens, et suivie de deux autres, qui présentent l’apparition du Christ à saint Pierre et une sorte d’apothéose chorale. L’atmosphère musicale, on s’en doute, est donc amenée à changer fréquemment pour correspondre aux différents groupes qui s’expriment. Malgré tout, il est permis de mettre en doute l’idée avancée par le livret d’accompagnement, selon laquelle les deux premiers volets relèveraient délibérément d’une certaine « mauvaise musique » pour mieux traduire le vide moral des Romains de la décadence (la valse sur laquelle le peuple réuni sur le Forum voue les chrétiens « ad leones »…), dans la mesure où quand l’apôtre s’écrie ensuite « Ich geh’ nach Rom », c’est également sur les accents guillerets d’une marche presque aussi martiale que celle des Prétoriens… Il y a néanmoins beaucoup de belle musique dans cette œuvre : de tonitruants fracas vocaux et orchestraux qui rappellent les riches heures du grand opéra à la française, mais aussi des moments d’introspection wagnérienne pour le baryton, des phrases voluptueuses à la Massenet pour la soprano, et des chœurs d’une ampleur quasi berliozienne.
Pour les solistes, on a fait appel à la plus médiatique des sopranos polonaises à l’heure actuelle. On n’aura garde, cependant, de réduire Aleksandra Kurzak à sa seule dimension people : l’artiste vaut beaucoup mieux que cela et, en l’entendant, on s’étonne moins de la promotion éclair qui lui valut récemment de passer d’Eudoxie à Rachel dans la production munichoise de La Juive. La voix est pure, ample et s’élève sans peine au-dessus de la masse chorale et orchestrale. De son côté, Artur Ruciński est tout sauf un inconnu : on a notamment pu le voir à l’Opéra Bastille en Don Giovanni ou en Ford de Falstaff. Le baryton polonais possède un timbre chaud et un métier d’acteur qui donnent tout son relief à saint Pierre, d’abord réticent à quitter Rome comme ses coreligionnaires l’y incitent, puis tourmenté et enfin galvanisé par l’apparition de Jésus ressuscité. La basse Rafał Siwek est également une voix que l’on entend souvent à Paris (dans Lohengrin, Lucia ou Rigoletto ces derniers mois) : chef des Prétoriens plein de haine, il prête ensuite sa voix au Christ en personne, avec tout autant de puissance et de conviction. Malgré une prise de son qui a un peu tendance à l’aplatir (et à projeter l’orgue trop en avant), le Chœur de chambre Górecki impressionne par sa puissance et par son aptitude à varier le ton, entre la ferveur des premiers chrétiens et la farouche hostilité des Romains. A la tête du Philharmonique de Mazurie, Piotr Sułkowski ne cherche pas à faire de cette musique autre chose que ce qu’elle est : un patchwork de styles variés, tantôt clinquant, tantôt recueilli. Si vous aimez Bouguereau, Gérôme et Rochegrosse, peintres jadis qualifiés de pompiers mais aujourd’hui réévalués, vous aimerez ce Quo vadis.