Qui est l’artiste et qui est la statue dans ce nouvel enregistrement de Pigmalion ? Nous serions tenté de répondre que c’est Camille Delaforge et son ensemble Il Caravaggio qui édifient ici, dans un tour de force, une sculpture musicale aussi ébouriffante que subtile.
L’agencement de l’enregistrement, en premier lieu, a tout d’une construction finement ciselée. Non content de se voir proposer une nouvelle version de ce qui est considéré comme l’acte de ballet le plus parfait de Rameau, l’auditeur découvre une œuvre inédite du non moins mystérieux Antoine Bailleux. L’entreprise a tout de l’excavation qui a nécessité pour Camille Delaforge la mise en forme d’une matière longtemps restée inerte. On sait peu de choses d’Antoine Bailleux, né en 1720 et mort aux environs de 1800, dont la postérité a essentiellement retenu ses compositions de musique de chambre, soit quelques cantatilles. Pigmalion est composé aux alentours de 1760 et impose un style clairement italianisant, bien installé en France à la suite de la Querelle des Bouffons.
La cantatille de Bailleux est bien sûr nettement plus brève que l’acte de Rameau et ne met pas en scène des personnages, l’histoire du héros étant rapportée par une narratrice. L’approche est plus tragique que chez Rameau, la statue ne prenant pas vie, laissant Pigmalion prisonnier de la perfection inanimée de son art. Si le Pigmalion de Bailleux sonne déjà comme un opéra de Grétry et frappe par sa patine très moderne, la version de Rameau est bien évidemment taillée d’une roche toute différente, développant complexité harmonique et agréments mélodiques. La clôture de l’enregistrement par un extrait du Mariage forcé de Lully permet de conclure sur une note piano et un apaisement bienvenu après les ébouriffantes pièces de Rameau et Bailleux.
En deuxième lieu, Camille Delaforge s’impose en sculptrice du son aussi parce qu’elle donne à entendre un superbe remodelage de l’œuvre de Rameau. Les enregistrements existants, sans être nombreux, donnent une bonne idée de ce qui était possible de faire de cet acte de ballet. La cheffe donne une véritable leçon de direction musicale : la matière orchestrale est comme pétrie de l’intérieur et la partition semble prendre vie sous nos yeux ! La multiplicité de contrastes et de nuances est sidérante et donne à l’auditeur l’impression de ne pas seulement entendre l’acte de ballet sous un jour nouveau, mais véritablement d’accéder aux intentions mêmes du compositeur, par une fine restitution de toute l’intelligence de la partition. Le tout est martelé d’un dynamisme toujours élégant et quelques effets laisseront l’auditeur béat : le crescendo magnifique qui précède « D’où naissent ces accords ? » ou encore les effets d’échos de l’Entrée du peuple qui vient admirer la Statue.
En troisième lieu enfin, les performances vocales se coulent naturellement dans l’armature musicale ainsi élaborée. Pouvait-il y avoir un meilleur choix que Mathias Vidal pour incarner Pigmalion ? Lui qui se distingue, justement, par un travail d’orfèvre du mot, une approche toute en texture de la musicalité, un vibrato particulièrement torsadé ? Sans surprise, sa performance est un triomphe. L’alchimie avec Camille Delaforge est audible et permet à Mathias Vidal de déployer toutes les facettes de son art : pianissimi, vocalises, vibrato ultra maîtrisé – chaque portée est animée par le même souffle de vie. « L’Amour Triomphe » est grandiose, solennel, monumental. Le haute-contre franchit vaillamment les vocalises de « Règne, Amour » qui en ressort somptueux.
Le reste du plateau vocal s’intègre habilement à cet ensemble. Catherine Trottman convainc tant chez Rameau que chez Bailleux. La soprano campe le rôle de l’Amour avec toute la grâce escomptée et relève sans difficulté les défis de l’aria “Amour, quelle cruelle flamme”, tout en légèreté sautillante. Louise Bourgeat traduit avec talent l’étonnement de la Statue qui prend vie tandis que Laura Jarrell incarne une Céphise expressive. Apolline Raï-Westphal envoûte l’auditeur par la finesse de son émission et sa voix cristalline dans l’extrait du Mariage forcé de Lully. Le Choeur de l’Opéra Royal illustre, enfin, toute sa rigueur, tant au plan de la musicalité que de la diction.
C’est assurément une nouvelle référence pour Pigmalion de Rameau, qui nous convaincrait presque que la musique se touche autant qu’elle s’entend !