Le plus souvent, les éditeurs de l’ouvrage de Diderot ignorent tout de l’existence de Jean-François Rameau, personnalité complexe, hors du commun, dont la figure a inspiré le philosophe. Reconnu « grand musicien » mais aussi « fol » dès 1753, « Syndic de la vertu des filles d’opéra » (1), son ambition chargée d’humour renvoie à la charge que son protecteur (2) obtint pour lui. Outre la contribution essentielle à la connaissance de Rameau, cette réédition est une véritable plongée dans ce XVIIIe siècle français dont l’histoire ne retient que les traits les plus affirmés. Les musicologues, les historiens locaux et régionaux ont, chacun de leur côté, enrichi la connaissance du fils aîné de Claude Rameau, le plus jeune frère de Jean Philippe. Lors d’une véritable enquête, André Magnan a patiemment rassemblé, collationné, recherché tous les documents propres à éclairer la vie et la pensée de notre singulier musicien. Ses travaux, publiés en 1993, font l’objet d’une nouvelle édition qu’il faut saluer pour leur richesse et leur rigueur.
L’ouvrage, sous-titré « textes et documents », rassemble soixante-dix pièces de natures très variées, dont une large part sont des découvertes : de l’état-civil ancien, des actes notariés, des décisions de justice, de la correspondance et des écrits littéraires, des dossiers de presse, et, bien sûr, la Raméide (3) que publia le neveu …), et la Nouvelle Raméide, que lui attribua son ami Cazotte. Chaque document est commenté avec rigueur. Le lecteur dispose ainsi de l’ensemble le plus riche et le plus éclectique permettant de suivre notre anti-héros. Le processus de mythification, du réel à la narration de Diderot est ainsi décrypté au scalpel. Même si les lacunes, les zones d’ombre sont fréquentes, le portrait est d’une vérité criante, peint par Cazotte, par Piron, par Sébastien Mercier.
« D’un caractère peu sociable et difficile à dompter » Jean François Rameau est un personnage autrement attachant, fascinant, que celui décrit par Diderot. Glissant dans la dépendance et la marginalité, son existence fut chaotique, où la musique occupa une place essentielle (décrit comme organiste, il avait pratiqué le violon, la flûte et le chant, en plus de la composition), sa fin affligeante (emprisonnement, long internement). Presque rien ne nous est parvenu de son oeuvre musicale, malgré sa fertilité : un vaudeville est conservé Outre-Atlantique. Dès 1750, il participa aux fêtes de Maurice de Saxe à Chambord, il collabora à la reprise des Fées de Dancourt, écrivit certainement des pièces de l’opéra-comique Les Sabots, publié par Duni. Une Symphonie de Jean-François ouvre en 1778 le Concert Spirituel du Lundi-Saint, avec des ouvrages de Mondonville, Mouret et Balbastre. Malgré leur succès et leur diffusion, ses livres de pièces pour clavecin, comme les pièces ajoutées, sont actuellement introuvables, mais leurs titres nous sont connus, et il est vraisemblable que Bemetzrieder les enseigna à la fille de Diderot. La dernière suite, avant les ajouts, s’intitulait « Les trois Rameau » (Jean-Philippe, Claude et Jean-François)… (4)
La plongée dans la vie du XVIIIe siècle, la plus concrète, sans fard, est passionnante et intéressera le curieux comme le chercheur. On y découvre les relations familiales, parfois complexes, voire sordides (5), les fonctionnements sociaux de la façon la plus réaliste, la vie musicale, aussi.
Un ouvrage passionnant, qui se lit comme un roman, malgré la rigueur de son écriture. Evidemment, le lecteur trouve tout l’appareil critique souhaitable, y compris la liste des œuvres musicales de notre singulier personnage.
(1) Il est ainsi décrit par son ami Cazotte dans La Nouvelle Raméide, publié sous son nom. De fait il eut la charge d’ « Officier royal des vielleux et vielleuses et autres joueurs d’instruments de Paris et faubourgs » (Saint-Julien des Ménestriers), qu’il s’empressa de revendre peu après son obtention.
(2) Rival de La Pouplinière, Bertin de Blagny sera son protecteur et commanditaire.
(3) Monument à la gloire de son oncle et de sa famille, mais aussi autobiographie versifiée, achevée en prose, 1766.
(4) Les nombreux châteaux de Bourgogne recèlent certainement des trésors musicaux, mais leurs propriétaires sont indifférents ou sourds. Espérons que ces ouvrages, très prisés en leur temps, puissent renaître après un long sommeil.
(5) Claude, âpre au gain, s’y montre violent dès la petite enfance de son fils; Jean-Philippe, affligé, soucieux de ne pas voir ternie la réputation de la famille, intervient pour faire embarquer son neveu en Martinique ou …à Cayenne (depuis le XVIe S, les déportations étaient régulières, pour éloigner et peupler le territoire). Marié à 41 ans (elle en avait 24), veuf quatre ans plus tard, Jean-François fera l’objet d’une lettre de réquisition de sa sœur, suivie de son internement pour ses sept dernières années.