Savoir si la Rappresentatione est un opéra ou un oratorio est un vif débat, qui nourrit les savants propos présents dans la notice de ce disque. Certes, que ni l’un ni l’autre des ces deux genres n’aient existé en 1600, année de la création, limite un peu l’enjeu du débat ; mais ne tarit point la libido sciendi des doctes. Sensible aux différences qui séparent l’apis mellifera mellifera de l’apis mellifera scutellata, nous le sommes davantage encore au goût du miel qu’elles produisent.
De même, dans ce cas d’espèce, préférons-nous les saveurs distillées par cet opératorio aux distinctions génériques. Et des saveurs, il y en a. Pour réconcilier tout le monde, disons qu’elles sont de nature essentiellement théâtrale. Comment n’être pas étourdi par les finesses du livret et la subtilité de cet italien philosophique directement hérité des traités métaphysiques en vers ? Il y a là un goût de monde perdu : celui où l’on débattait sous forme poétique des questions spirituelles les plus épineuses.
Quand Cavalieri mit en musique ces joutes verbales et littéraires, il ajouta à la teneur des textes une dimension déclamatoire dont il ne supposait pas qu’elle enfanterait à terme ces deux monstres que sont l’opéra et l’oratorio. De ces enfants improbables nous tenons ici le prototype. Ce que sait faire René Jacobs, que d’autres aventuriers du baroque avaient échoué nous faire percevoir par excès de rusticité (Longhini ou Loehrer) ou par excès de délicatesses (Pluhar), c’est la fraîcheur d’un genre naissant, la stupéfiante vitalité d’une parole qui s’invente en se faisant – et plus encore l’harmonie parfaite des éléments pourtant composites qui entrent dans sa formule. Ainsi, Jacobs restitue même – non sans la planifier – la partie improvisée de ces œuvres, jaillissement d’un charme et d’une liberté que l’on n’avait jamais perçues à ce point à l’œuvre.
Le couple Johannes Weisser/Marie-Claude Chappuis apporte une jeunesse et une conviction délicieuses, tant dans la diction que dans l’espèce de joie joueuse qu’ils communiquent. On pourra certes à certains égards les trouver un peu trop sophistiqués : tout cela est millimétré, et le soin du legato l’emporte parfois sur la couleur verbale. Les autres chanteurs sont à l’avenant, d’une présence pour ainsi dire visuelle.
Il y a dans cette œuvre quelque exigence : le recitar cantando de Cavalieri est moins immédiatement accessible pour nos sensibilités modernes que celui de Monteverdi, même si Jacobs restitue souvent la proximité entre les deux atmosphères. Il faut en outre aller au cœur du poème si l’on veut accéder au suc de l’œuvre. La dimension scénique, elle, fait-elle vraiment défaut ? Le défaut d’informations permet tout au plus une mise en espace à laquelle Achim Freyer s’est essayé (voir vidéo ci-dessous). La valeur ajoutée n’en est pas évidentissime.