Pays sans musique, l’Angleterre ne le fut jamais. Mais pays sans bonne musique ? La question mérite d’être posée. Sans musique digne d’être retenue par la postérité, peut-être le fut-elle au XIXe siècle. On sait néanmoins que les avis de ladite postérité ne sont pas toujours fiables, et il n’est pas mauvais d’aller de temps à autre mettre le nez dans tout ce qui a été condamné à l’oubli, ne serait-ce que pour redécouvrir ce qui flottait dans l’air du temps.
Difficile de nous refaire le coup du génie méconnu avec Edward James Loder (1809-1865), compositeur britannique très honnête, qui connut un grand succès avec The Night Dancers en 1846, opéra inspiré par l’histoire de Giselle et des Willis. Son autre titre de gloire est Raymond and Agnes, annoncé par la presse londonienne dès 1848 mais qui dut attendre 1855 pour être créé à Manchester (Loder y était directeur musical du Theatre Royal), et 1859 pour être monté à Londres. A une époque où, hors répertoire italien, le public anglais ne supportait guère plus que des opéras-comiques émaillés de couplets simples, Raymond and Agnes put faire figure d’œuvre audacieuse. Le compositeur y lorgnait davantage en direction de l’Allemagne et de Weber que du côté de son illustre contemporain Michael William Balfe, dont The Bohemian Girl (1843) devait rester le grand succès lyrique de l’époque victorienne. Pour nos oreilles du XXIe siècle, ce quasi-opéra (il y persiste des dialogues parlés, mais en quantité extrêmement raisonnable) peine à dépasser le niveau de l’agréable à entendre. Adapté du célèbre roman gothique Le Moine, le livret signé Edward Fitzball (auteur du texte de Maritana, de Wallace) vaut bien celui de La Nonne sanglante, également inspiré par Matthew Gregory Lewis, ou même de La Dame blanche.
Depuis de nombreuses années, cette musique délaissée a trouvé un défenseur de choix en la personne de Sir Richard Bonynge. Malgré son grand âge, le maestro ne cesse d’enregistrer des titres comme Satanella de Balfe, ou Lurline de William Wallace. Retrospect Opera, label voué à la défense des œuvres britanniques négligées (principalement celles d’Ethel Smyth) a fourni son chœur à l’opération, et le « Royal Ballet Sinfonia » est en fait le nom de l’orchestre du Birmingham Royal Ballet. Du côté de la direction et des forces instrumentales, pas de souci. Reste la question des solistes vocaux, et il faut bien avouer que le compte n’y est pas tout à fait, d’autant que la musique de Loder est tout de même assez exigeante.
Les règles de la grammaire belcantiste, Majella Cullagh les connaît, pour avoir participé à plusieurs intégrales chez Opera Rara, raretés signées Rossini ou Donizetti. Malheureusement, au terme de vingt-cinq années de carrière, la voix semble un peu défraîchie, avec un aigu très amenuisé et des notes souvent attaquées par en dessous pour finir par atteindre la hauteur désirée. L’interprète n’est donc peut-être pas tout à fait en phase avec le personnage de la jeune héroïne.
Bien plus juvénile sonne le ténor Mark Milhofer, mais sa voix par trop légère trahit un grand habitué du répertoire baroque qui ne s’aventure qu’occasionnellement hors de sa zone de confort. On peut supposer que dans un opéra-comique de cette époque le recours au falsetto n’est pas déplacé, même si un timbre un rien plus corsé n’aurait pas été déplaisant.
Avec Andrew Greenan, le baron de Lindenberg trouve un interprète solide et aguerri, doté de vrais graves, mais avec aussi une voix parfois rapeuse, qui gratte un peu : le baron a beau être le méchant de l’histoire, cela n’excuse pas tout. La mezzo Carolyn Dobbin s’acquitte joliment des quelques airs que lui accorde la partition.
Malgré le don mélodique de Loder (la phrase maintes fois répétée dans la deuxième partie de l’ouverture, et qui revient tout au long de l’œuvre comme un leitmotiv, s’avère assez entêtante), Raymond and Agnes aurait peut-être mérité, pour avoir une chance de s’imposer, d’autres défenseurs pour les trois rôles principaux.