Si tout compositeur qui parle continue à vivre, alors Rachmaninov est d’autant moins mort que les éditions Buchet-Chastel ont eu la bonne idée de nous faire entendre sa voix à travers toute une série d’interviews publiées dans la presse américaine et anglaise entre 1910 et 1941, complétées par un article en français paru dans Les Dernières nouvelles en 1933, par un article nécrologique publié en URSS trois jours après sa mort, et par quelques pages de souvenirs rédigés en russe et publiés à titre très posthume en 1968.
Evidemment, c’est surtout le pianiste et le compositeur d’œuvres symphoniques qui semble avoir retenu l’attention des divers périodiques venus recueillir les propos de l’exilé, magazines musicaux dans la plupart des cas. Rachmaninov y parle donc très majoritairement de ses œuvres non-vocales. Ses mélodies sont mentionnées comme en passant, mais lorsqu’il évoque librement ses souvenirs de son pays natal, l’opéra retrouve une place de choix. Disciple de Taneïev et d’Arenski, le jeune élève du conservatoire de Moscou eut la chance d’être distingué avec Aleko, « opéra en un acte d’après le livret distribué à tous les étudiants de la classe de composition libre de 1892 ». Tchaïkovski, impressionné par ce coup d’essai, aurait même voulu qu’il soit repris pour accompagner la création de sa Iolanta (mais on sait que ce fut Casse-Noisette qui eut finalement ce privilège). Dans ce recueil, Rachmaninov parle à plusieurs reprises d’Aleko ; il considère néanmoins que « Mon deuxième opéra, Le Chevalier avare, fut le véritable début de ma carrière ». S’il accepta un poste de chef au Bolchoï, ce fut d’ailleurs parce qu’il comptait en profiter pour faire monter cette œuvre ainsi que Francesca da Rimini, ce qui fut fait en 1906. Auparavant, il y avait eu une première expérience en tant que chef, pour l’opéra privé financé par le mécène Savva Mamontov, expérience autant fascinante sur le plan artistique (le soin accordé aux décors et costumes, le luxe des distributions) qu’irritante par manque de répétitions.
En dehors de ces souvenirs personnels, Rachmaninov parle donc très peu d’opéra. On apprend néanmoins que Le Coq d’or est la seule partition qu’il emporta avec lui lorsqu’il dut quitter la Russie, que Rimski-Korsakov et Tchaïkovski étaient des chefs d’orchestre médiocres (on s’étonne de la liberté avec laquelle il raconte être entré dans un restaurant moscovite « en compagnie de Tchaïkovski et de son ami » mais sans doute ne faut-il pas y entendre malice). Il parle de son admiration pour Chaliapine, pour Tolstoï, pour Tchekhov. Il ne cesse de pourfendre les compositeurs « futuristes » ou « modernistes » qu’il ne nomme pourtant pas : s’il reconnaît les mérites de Stravinski, qui reçut une solide formation classique avant d’oser écrire Le Sacre du printemps, on se demande si c’est à Prokofiev qu’il pense lorsqu’il dénonce les auteurs de musique « incompréhensible ». Les compositeurs russes vivants qu’il encense sont Nicolaï Medtner et Alexandre Glazounov. On approuve lorsqu’il vante les cours de chant et de solfège dispenses dans les écoles russes, on est plus surpris lorsqu’il estime que l’interprète peut se dispenser de « savoir que tel poème aurait inspiré Schubert » mais il ne parle évidemment pas de lieder.
On sourira en l’entendant évoquer – en 1931 ! – un « déclin du disque » : « il y a dix ans, le disque était très prometteur en dépit de la qualité très médiocre de la production. Aujourd’hui nous avons des disques d’excellente qualité, mais dans l’industrie elle-même la situation est pire que jamais ». On sourira aussi lorsque Rachmaninov avoue le rêve qu’il caressait en 1914 : « acheter un gros tracteur américain » pour cultiver son domaine d’Ivanovka, ou lorsqu’il décrit son expérience de chef, ce calme intérieur qu’il ressent « comme lorsque je conduis une automobile ». Enfin, comment ne pas souscrire à ce conseil plein de sagesse : « Ne perdez pas votre temps à écouter de banales et affreuses musiques ! La vie est trop courte pour s’égarer dans un fatras de sucreries vides de contenu » ?