Dictionnaire des idées reçues : Renata Tebaldi (1922-2004), soprano italienne surnommée « voix d’ange » (voce d’angelo) en raison de la beauté de son timbre, rivale antinomique de Maria Callas à laquelle on ne saurait pourtant la confronter : « on ne compare pas le champagne avec le coca-cola ! »
Un coffret de 66 CD compilant l’intégralité des enregistrements Decca vient bousculer le monticule d’a priori amoncelés par le temps et les journalistes. Non, le chant de Renata Tebaldi ne doit pas s’apprécier à l’aune d’une inutile comparaison. Si l’art de Maria Callas appartient à l’école belcantiste romantique du début du dix-neuvième siècle, celui de sa prétendue ennemie se rattache à l’école vériste du début du vingtième. Leur vocabulaire, leur vocalité ont peu de choses en commun ; leur répertoire est différent, plus agile, plus orné, plus aigu pour la première, plus réduit pour la seconde dont le terrain d’expression se limite aux Verdi de la maturité jusqu’aux derniers Puccini. Interprétés sur scène, Le Siège de Corinthe et Guillaume Tell dans leurs versions italiennes, Giulio Cesare, Don Giovanni et même Giovanna d’Arco en 1951, si virginale soit-elle, relèvent de l’anecdote. Aucun des opéras enregistrés intégralement en studio n’est antérieur à 1853 (Le trouvère). Pierre-Jean Rémy disait dans son Dictionnaire amoureux de l’opéra devoir à ce Trouvère son amour du genre lyrique, malgré la direction erratique d’Alberto Erede et les rodomontades de Mario del Monaco. La pureté d’émission de Renata Tebaldi, à son zénith vocal, n’a dans le finale du dernier acte jamais rendu aussi légitime la réplique désespérée de Manrico, « Ed io quest’angelo osava maledir » (Et moi qui osais maudire cet ange). Angélisme, le fait est entendu à condition de ne pas l’assimiler à une quelconque placidité. Si cette Leonora pâlit, ce n’est pas en raison d’un manque d’engagement mais par l’inadéquation de la technique au style requis. La vocalisation sommaire, l’aigu déjà bas, le trille esquissé handicapent l’interprétation. Tosca, en 1951 et 1959 (et plus encore sur scène), montre de quel bois la soprano sait se chauffer quand elle dispose de partitions à sa convenance et de partenaires à sa hauteur. Les huit années qui séparent les deux enregistrements du polar lyrique de Puccini aident à mesurer le progrès réalisé par celle qui, entre temps, avait conquis les plus grandes scènes du monde entier.
Remarquée en 1946 par Toscanini dans Lohengrin à Bologne, ses débuts au Metropolitan Opera de New York datent de janvier 1955 : Desdemona dans Otello, un de ses plus grands rôles, avec lequel elle fera ses adieux à la scène en 1973 (et que Callas ne chantera jamais, preuve supplémentaire de la dissimilitude entre les deux cantatrices). Là encore, la différence d’interprétation entre les deux versions enregistrées, l’une en 1954 et l’autre en 1961 sous la direction de Karajan, dessine la trajectoire ascensionnelle d’un chant, dont le meilleur se situe entre 1955 (La Forza del destino) et 1961 (Adriana Lecouvreur). Durant cet âge d’or, les quelques faux pas (Traviata en 1956, Aida en 1959) ne peuvent faire de l’ombre aux splendeurs prodiguées par Liu dans Turandot en 1955, Santuzza dans Cavalleria Rusticana en 1957, Marguerite dans Mefistofele en 1958 (dont curieusement, pour un coffret prétendu intégral, on a oublié de reporter les extraits enregistrés avec Giuseppe Di Stefano la même année) ou encore Mimi dans La Bohème en 1959.
Une crise vocale en 1963 l’oblige à remettre sa technique et son répertoire en cause. La voix s’élargit au détriment de l’aigu. Don Carlo, deux ans plus tard, porte les stigmates de ce virage. On a souvent dit que Tebaldi est le maillon faible d’une version considérée à raison comme le témoignage d’un certain âge d’or du chant verdien (Bumbry, Ghiaurov, Bergonzi, Fischer-Dieskau). La tessiture centrale d’Elisabetta correspond pourtant exactement à celle de la soprano à cette époque, à quelques défauts d’intonation près. Sa maturité est d’abord fermeté, face au roi, face à Eboli et surtout face à l’infant, jusqu’à un duo final où se consument les cœurs dans un gigantesque brasier vocal. Gioconda en 1967, ange déchu et hyène furibonde dans un corps à corps gigantesque avec Marylin Horne et Carlo Bergonzi, apporte un démenti formel à ceux qui disent Tebaldi impavide. Les duretés, les stridences, les écarts, les faiblesses commuées en forces, témoignent de l’intelligence d’un chant dont les derniers rayons au quatrième acte éblouissent encore. En 1970, il est en revanche trop tard pour Amelia dans Un ballo in maschera, malgré Luciano Pavarotti, malgré Sherill Milnes, l’un et l’autre dans la fleur de l’âge.
Les récitals, entre 1954 et 1973, mélangent chansons et ais d’opéras en un vaste melting-pot de répertoires. On dirait que Renata Tebaldi s’amuse à essayer les airs comme une coquette se plait à enfiler des robes. Plusieurs trésors dans ce bric-à-brac : « Un bel di vedremo » (Madama Butterfly), « in quelle trine morbide » (Manon Lescaut), l’un et l’autre captés en 1950, éblouissants de jeunesse ; un « morro ma prima in grazia » d’une dignité respectable (Un ballo in maschera) ; le rare « Esser madre è un inferno » dans un jus vériste de circonstance (L’arlesiana) ; « Quando me n’vò » capricieux, luxurieux (La Bohème), « No, Smaragdi, no !… », long duo extrait de Francesca da Rimini où Tebaldi et Corelli s’étreignent en un déluge étourdissant de sons, non exempt d’excès, « L’altra notte in fondo al mare » où « Miss Sold Out » – c’est ainsi que la surnommait les new-yorkais – se place une fois encore en pole position… Pour ces joyaux inestimables, combien de bizarreries que l’on écoute, surpris, amusé, parfois consterné : des mélodies en veux-tu, en voilà, la plupart sans grand intérêt, des rengaines de Noël, « Piangero la sorte mia » laborieux (Giulio Cesare), « Ah ! non credea mirarti » carrément faux (La sonnambula), « Anch’io dischusio » douloureux (Nabucco), « O don fatale » épouvantable (Don Carlo), Wagner, Gounod, Bizet, Tchaïkovski, Saint-Saëns (Dalila !) chantés en italien, le duo entre Radamès et Amnéris ( !), toujours avec Corelli, etc.
Ces quelques péchés, pas toujours de vieillesse, sont absous par le Requiem de Verdi dirigé à La Scala en 1951 par Victor de Sabata et proposé en bonus. Renata Tebaldi aimait tant cet enregistrement qu’elle demanda qu’il soit joué le jour de ses funérailles.