Un siècle après sa première publication, resurgit un texte qui est à l’art lyrique ce que serait au Nouveau Testament une épitre de Paul à Pierre ou à La recherche du temps perdu un dialogue de cent pages entre Swann et le narrateur : le récit détaillé de la visite que Wagner fit à Rossini en mars 1860. Le compositeur de Guillaume Tell était alors retiré des affaires depuis plus de trente ans et coulait des jours paisibles à Paris, auréolé de gloire et de légendes, tandis que celui de Tannhaüser, encore inconnu du grand public, piaffait d’impatience sur le seuil de la postérité.
Face à cet entretien organisé et consigné mot par mot par Edmond Michotte, on se trouve comme le roi Milinda devant la poule et l’œuf. Est-ce de cette discussion que proviennent bon nombre d’anecdotes qui occupent encore les amateurs d’opéra dans les dîners en ville : Beethoven enjoignant Rossini de faire « beaucoup del barbiere », l’histoire des « ariamètres », les considérations autour de la musique de l’avenir… Ou Michotte, en véritable dramaturge, remit-il à sa sauce les fables qui couraient alors dans Paris autour de Rossini ? Il faut préciser que l’artisan de cette rencontre attendit près de cinquante ans pour retranscrire les notes qu’il avait prises durant la grosse demi-heure que dura la conversation. Quel crédit alors porter à ces propos ? Qui serait, dans de telles conditions, suffisamment intègre pour ne pas résister à la tentation de pallier par quelques inventions ses défauts de mémoire ? Et quel homme, fût-il le plus honnête au monde, ne serait pas inconsciemment tenté d’enjoliver la réalité ?
Xavier Lacavalerie pose à raison toutes ces questions dans une introduction qui n’a pour seul défaut que de résumer trop en détail les échanges qu’elle préface (et que l’on conseillera pour cette raison de lire après plutôt qu’avant le récit de Michotte). Les quelques éléments biographiques livrés par le journaliste sur le transcripteur de la rencontre n’aident pas à savoir si l’on se trouve en présence d’un témoignage extraordinaire ou au contraire s’il s’agit là d’une contrefaçon réalisée par un faussaire de génie. Edmond Michotte, compositeur de musique belge et accessoirement journaliste, né en 1831 et mort en 1914, est aujourd’hui surtout connu pour sa collection d’objets d’art d’Extrême-Orient ! Mais tel que ce Saint-Suaire musicologique est rédigé, d’une écriture alerte, il se dévore comme un roman. On pourrait même imaginer, sans aucune adaptation, de le voir porter sur scène où, interprété par des acteurs de la trempe des deux Claude (Rich et Brasseur), il pourrait faire office de nouveau Souper.
Christophe Rizoud
1 On fait ici allusion à la pièce de théâtre de Jean-Claude Brisville (intitulée Le Souper) qui relate un dîner entre Fouché et Talleyrand et dont le succès au début des années 1980 fut tel qu’Edouard Molinaro l’adapta au cinéma