Avec un art de la réédition qui n’est plus à signaler, Capriccio propose à l’intérieur d’un même cartonnage trois disques enregistrés il y a une quinzaine d’années, autour de Franz Schreker. On retrouve le même orchestre et le même chœur dans les deux premiers volumes, mais le troisième est exclusivement consacré à des arrangements pour piano dus à Ignaz Strasfogel (1909-1994), élève du compositeur. Par ailleurs, on regrettera certaines disparités dans la présentation des programmes : alors que le disque consacré aux mélodies inclut près de dix minutes de poèmes de Schreker, déclamés sans aucun fond musical, et reproduit même les textes conçus par le compositeur pour accompagner les quatre mouvements de son Tanzspiel, Capriccio n’a pas jugé bon de fournir à l’auditeur le texte d’Eduard Stucken pour Das Weib des Intaphernes !
Créé trois mois après la mort de Schreker en mars 1934, ce mélodrame constitue l’ultime œuvre dramatique du compositeur. La noirceur perverse du sujet correspondait bien aux thèmes chers à Schreker et à ses contemporains (à la même époque, Zemlinsky composait son Roi Candaule, également d’après Hérodote, revu par Gide). La présence de Das Weib der Intaphernes sur ce disque est d’autant plus intéressante que Capriccio y adjoint des exemples du tout début de sa carrière, conçus une trentaine d’années auparavant, alors que le jeune Schreker terminait ses études auprès de Robert Fuchs. De 1900 date ce Psaume 116, très proche du Requiem allemand de Brahms. De 1902, le Schwanensang est une belle pièce chorale, où l’influence brahmsienne laisse malgré tout percevoir une authentique personnalité de compositeur, qui allait s’épanouir au cours de la lente gestation de Der Ferne Klang, entre 1902 et 1908. Le WDR Rundfunkchor Köln trouve dans ces deux pièces l’occasion de déployer son talent et sa musicalité.
Plus de dix ans avant Zemlinsky, qui lui demanda en vain de lui écrire un livret d’opéra sur ce sujet, Schreker fut le premier être inspiré par le conte d’Oscar Wilde « L’Anniversaire de l’Infante », mais Die Geburstag der Infantin (1908) était une pantomime dont il devait plus tard tirer une suite de dix morceaux. La musique de danse est bien représentée dans ces disques, mais l’amateur de voix s’intéressa davantage aux mélodies, celles de Schreker lui-même ou les curieux arrangements de lieder de Wolf qu’il conçut pour un concert donné à l’Académie de Vienne en 1916. La première mélodie des Cinq chants de 1909, orchestrés en 1923, s’inspire d’un extrait des Mille et une nuits, où la passion amoureuse est dépeinte à travers la souffrance de l’amante privée de son bien-aimé. Les quatre suivantes, sur des poèmes d’Edith Ronsperger, déclinent d’abord les thèmes du manque, de l’aspiration au néant, puis semblent s’illuminer d’un rayon d’espoir avant de se conclure sur une note désespérée dans l’évocation du suicide. Mechthild Georg interprète les premières avec une ardeur qui confine parfois à la véhémence, pour mieux alléger et éclairer son chant lorsqu’elle exprime la « douceur indicible » de l’amour épanoui. Ce climat orchestral délétère et décadent, on le retrouve dans deux des vingt Eichendorff-Lieder de Wolf, auxquels Schreker n’a pas hésité à ajouter un soyeux tapis de cordes, particulièrement subtil pour Verschwiegene Liebe. Alors que la mezzo allemande était parfaitement à son aise dans les mélodies de Schreker, son aigu semble un peu s’amincir dans les Wolf, dont les notes les plus aiguës sollicitent peut-être trop le haut de sa tessiture.
On n’a guère l’occasion d’entendre Schreker en France. Die Gezeichneten aurait dû être interprété en version de concert au Théâtre des Champs Elysées en 2003. Un contretemps l’en a empêché. En 1988, alors que l’Atelier lyrique de Tourcoingosait Das Weib des Intaphernes, Gérard Mortier avait donné sa chance à Der Ferne Klang à La Monnaie, mais il ne programma pas Schreker une fois à la tête de l’Opéra National de Paris. Après avoir proposé Die Tote Stadt et Mathis der Maler, Nicolas Joël ne serait-il pas le mieux à même d’exaucer ce vœu ?